Les artistes ont déchanté. Pendant ces longs mois de confinement, les mondes du spectacle et du théâtre ont été au ralenti, et rien ne laisse présager à court terme une autre mélodie. Pour autant, rien n’évoque le chant du cygne et Laurent Bentata, directeur du théâtre Mogador et de Stage Entertainment France, entreprise leader dans la comédie musicale, nous livre son analyse, pour répondre à cette question : serons-nous bientôt de retour tous au théâtre ?
Le rideau est tombé sur la scène. Le lourd taffetas rouge gît, depuis plusieurs mois, immobile. La salle est vide. Les enceintes se sont tues. Cela fait bien longtemps que les quatre murs du théâtre n’ont pas résonné des mélodies entêtantes des grands musicals de Broadway. Dans les coulisses, loin de l’agitation habituelle et des mille bruits de pas, loin des applaudissements et des paillettes, bien loin des costumes chamarrés et des décors de papier, les lumières sont éteintes. Le silence. Le calme pendant la tempête qui, à l’extérieur, confine les Français chez eux. Les théâtres ne réunissent plus. Autrefois, on allait y oublier ses leurres et ses malheurs. Aujourd’hui, c’est chez soi que l’on rit et l’on pleure. Mais pour combien de temps encore ?
Le théâtre, secteur fortement touché par la crise du Covid-19
La crise du Covid-19 a frappé de plein fouet le secteur de la culture, et principalement celui du spectacle vivant. Alors que la fermeture des théâtres et l’interdiction des rassemblements de plus de dix personnes empêchaient toute répétition ou représentation, les producteurs ont dû revoir leurs plannings, parfois dans la précipitation, et sans réelle certitude sur l’avenir. Si les prévisions attendues cette année 2020 pour le secteur du spectacle vivant étaient une augmentation de 5% du chiffre d’affaire par rapport à 2019, les chiffres publiés indiquent une perte de -72% du chiffre d’affaire en moyenne, en faisant le secteur culturel le plus touché (chiffres officiels du Ministère de la Culture, selon les sources indiquées : INSEE, MCC, DGCA, entretiens et questionnaires).
Comment les acteurs du spectacle vivant ont-ils vécu cette crise ? Quelles perspectives envisager à court et long terme ? Est-ce le signal d’un renouvellement profond du théâtre et de la musique avec l’usage démocratisé des outils multimédias et des réseaux sociaux ? Pour essayer de répondre à ces questions, nous sommes allés à la rencontre de Laurent Bentata, président de Stage Entertainment France, entreprise leader sur le secteur de la comédie musicale et directeur du théâtre Mogador.
Ô Magazine. Le spectacle vivant est parmi les secteurs les plus touchés par la crise du Covid-19. Des dizaines de spectacles et de festivals ont été annulés, et les futurs projets qui étaient en préparation ont pris un retard considérable. En tant que président de Stage Entertainment France, comment avez-vous vécu cette période de confinement ?
Laurent Bentata. La fermeture a été brutale. La problématique qui s’est posée était de savoir comment travailler en n’ayant aucun réel horizon. Ghost (ndlr : la comédie musicale jouée au théâtre Mogador depuis septembre 2019 et programmée initialement jusqu’à juin 2020), s’est arrêté brutalement, car nous avons mis fin à l’exploitation du spectacle plus tôt que prévu, sans pouvoir reprendre. La deuxième problématique a concerné la gestion des reports de billetterie. Nous avions plus de 70 000 tickets à décaler, car un remboursement total serait une catastrophe. À ce jour, nous avons enfin pu déterminer les dates de nos deux futurs spectacles : Les Producteurs à partir de janvier 2021 et Le Roi Lion à partir de mars 2021. Ces échéances nous permettent de prendre nos distances avec le virus. Aujourd’hui, même si le calendrier est fixé, nous avons toujours une épée de Damoclès au dessus de la tête.
Ô Magazine. Stage Entertainment est une entreprise internationale. Avez-vous pu observer une différence dans la gestion de cette crise selon les pays ?
Laurent Bentata. On s’est arrêté quasiment en même temps partout. L’Italie et l’Espagne ont été les premiers, avec un confinement brutal du jour au lendemain. Le confinement a été relativement plus souple pour les Allemands et les Hollandais, mais il y a beaucoup de similitudes dans la façon dont la crise a été gérée, ce virus est international. Cependant, la crise n’a pas touché tous les pays au même moment : les anglais et américains sont dans la situation où la France était il y a un mois. Nous échangeons régulièrement avec les présidents des pays où nous travaillons : Espagne, Angleterre, États-Unis, Pays-bas, Italie, France, c’est très intéressant. Nous partageons nos vécus, nos expériences, notre travail avec les autorités, et la gestion économique. Cela permet d’utiliser des bonnes initiatives, c’est une véritable force d’être dans un groupe international.
Un espoir à la rentrée : le théâtre Mogador ré-ouvre à l’événementiel et à la location
Ô Magazine. Vous reprenez vos spectacles à partir de janvier 2021 avec Les Producteurs. À ce jour, comment envisagez-vous la rentrée de septembre 2020 pour le théâtre Mogador ?
Laurent Bentata. Nous ré-ouvrons à la rentrée l’événementiel et la location de théâtre. Nous avons ainsi programmé des spectacles extérieurs, notamment la très attendue Florence Foresti (à partir de 9 décembre 2020 au théâtre Mogador). L’événementiel est une grosse part de l’activité du théâtre Mogador. Nous partageons avec des organisateurs extérieurs la beauté et la richesse de ce lieu pour des événements variés : congrès, assemblées générales, soirées d’entreprise. Nous avons également programmé Les Producteurs en janvier 2021. C’est une première pour Stage Entertainment France d’avoir deux spectacles la même saison, même si Les Producteurs n’aura pas lieu chez nous mais au Théâtre de Paris, qui le co-produit. Cela tombe au mauvais moment, mais nous avons maintenu le cap. Le Roi Lion, prévu en mars 2021, est programmé pour deux ans, jusqu’à juin 2023.
« L’enjeu était de maintenir le lien avec les spectateurs »
Ô Magazine. Comment est-ce que, pendant cette période « blanche », le théâtre Mogador a-t-il tenté de rester vivant et actif auprès de son public ?
Laurent Bentata. Pendant le confinement, nous avons lancé l’initiative de parrainage de sièges (plus de détails sur cette initiative sont disponibles sur le site du théâtre Mogador). C’est un projet que nous avions en tête depuis longtemps, mais que nous avons décidé de lancer pendant le confinement. À l’échelle du groupe, la stratégie pendant ce confinement a été de garder le contact avec nos clients et consommateurs, via des initiatives. Ainsi en France nous avons lancé Slow rev’, une pièce radiophonique originale en son 3D enregistrée au théâtre Mogador (à retrouver également sur le site Internet du Mogador).
Ô Magazine. Toutes ces innovations, imaginées par le théâtre Mogador ou par d’autres acteurs culturels, peuvent-elles laisser penser que nous allons vers une autre forme de vivre le spectacle ?
Laurent Bentata : Non, je ne pense pas. Cela est lié à la situation, mais le spectacle est direct, vivant, dans une salle. Chez Stage, nous ne sommes pas tombés dans l’écueil de nous lancer dans une nouvelle forme de spectacle streaming. Le show doit se vivre de l’intérieur, dans une salle, sur scène. Le spectacle doit rester vivant. Nous avons une approche physique, un contact fusionnel qui ne peut se faire via un écran. En témoignent les comédies musicales filmées : elles sont compliquées à vendre car il se passe tellement de choses sur scène qu’on ne peut pas tout transposer sur un écran. Le spectateur a besoin de ce contact. Nous devons continuer de le lui offrir.
Ô Magazine. Est-ce qu’un arrêt des spectacles implique un arrêt de la créativité ?
Laurent Bentata. (Laurent Bentata sourit, jette un coup d’oeil vers son bureau comme pour y chercher des fiches de notes qui, il y a quelques mois encore, étaient au centre de ses préoccupations. Puis il revient vers nous, et nous avoue). Nous étions sur des projets. Maintenant que nous avons du temps, nous essayons de les maintenir, mais c’est une dynamique compliquée car nous sommes en mode survie. La créativité implique de l’investissement, surtout financier, et les producteurs sont fébriles à l’idée de créer. Les spectacles de la rentrée seront surtout des reprises. Il va falloir appâter les spectateurs avec de gros spectacles pour les motiver à revenir en salle. Le Roi Lion arrive pour ça. Avant que les gens ne retrouvent l’envie de repousser les portes du théâtre, il va se passer du temps. S’il n’y a pas d’aggravation, nous reviendrons à la normale d’ici 2022.
Ô Magazine. Pensez-vous, pendant cette crise, avoir été suffisamment soutenu ?
Laurent Bentata. Nous ne pouvons pas critiquer l’État sur la gestion d’une crise inédite. La gestion avec l’activité partielle est atypique et c’est le plus fort dispositif en Europe. Il nous a soutenus. Aujourd’hui, au niveau du soutien financier, on est très loin du compte par rapport aux pertes. Nous avons une nouvelle ministre de la culture, Roselyne Bachelot, en qui nous mettons beaucoup d’espoirs. Elle comprend et a compris les enjeux. C’est important de souligner que l’aide est là, mais n’est pas suffisante. L’État doit continuer l’activité partielle au moins jusqu’en 2021.
La comédie musicale, un genre peu connu en France ?
Ô Magazine. Au-delà de la crise du Covid 19, la comédie musicale semble être un genre assez mal connu en France. Comment analyser ce phénomène ?
Laurent Bentata. La comédie musicale un genre mal connu en France, car il est un peu hybride : les français parlent de « comédie musicale » et non de « musical » comme à Broadway. La « comédie musicale » française est un genre basé sur le marketing de la musique, qui est en train de disparaître. Elle a été lancée sur un modèle très populaire, avec des super-productions jouées dans des salles de plusieurs milliers de spectateurs, tels des Zéniths, Palais des Sports (ndlr : Notre Dame de Paris, Roméo et Juliette, Les Trois Mousquetaires, 1789…) .
Le « musical » sur le modèle Broadway, comme les produit Stage Entertainment, ne répond pas aux mêmes codes. Nous jouons dans un théâtre. J’évalue la communauté de la comédie musicale en France entre 1,5 et 2 millions, alors que le West End fait entre 11 millions de spectateurs par an. Sur ces deux millions, Stage réunit 300 000 spectateurs par an. Chez Stage, il y a aura un jour des créations françaises, mais ce sera long. Les Producteurs, avec une nouvelle mise en scène, est déjà pour moi une nouvelle création.
Ô Magazine. Le théâtre Mogador est un lieu magnifique et chargé d’Histoire, vous l’avez dit. Si nous vous demandions d’écrire le prochain chapitre, quel en serait le titre ?
Laurent Bentata. « Une nouvelle expérience ». Je crois beaucoup à la valeur de l’expérience dans le théâtre. À Mogador, l’expérience doit être totale, grandiose, mémorable, nous voulons ancrer une empreinte indélébile. Quand on va reprendre en mars 2021, nous aurons fermé Mogador à nos productions pendant un an. Il va falloir redonner envie aux spectateurs de venir voir les comédies musicales. Il faudra leur proposer une nouvelle expérience, dont ils auront été privés pendant plus de dix mois.
« Une nouvelle expérience » qui n’attend que vous
Du temps, il en faudra pour que chacun reprenne ses habitudes. Derrière la porte close du théâtre, derrière ce lourd rideau rouge, la scène vide retentit de ses souvenirs. Elle a hâte de pouvoir de nouveau soutenir les pas des comédiens. Dans la salle, les sièges reposés attendent patiemment les premiers spectateurs. Dans les loges, les miroirs lumineux espèrent les premiers artistes qui, de nouveau, viendront se transformer devant eux. Nous avons hâte, tellement hâte de pouvoir de nouveau rire, chanter, pleurer, nous divertir ensemble et profiter de l’incroyable richesse artistique de la France. Alors, ferez-vous, chères lectrices et chers lecteurs, partie de ceux qui pousseront dès septembre les portes dorées du théâtre ?