Quand on lui demande s’il est un « nez », Martin Jaccard se récrie. « Pour moi, un ‘nez’ est un parfumeur avant tout ! Or, mon travail d’évaluateur chez Symrise consiste à proposer des idées, des accords. J’accompagne les parfumeurs dans leur acte créatif en conseillant et commentant leurs essais ». Il n’en demeure pas moins que Martin est un spécialiste incontesté des odeurs et des parfums. Dans l’entretien qu’il nous a accordé, il est revenu sur l’histoire récente de la parfumerie, entre naturalité et opulence. Il a également dressé un état des lieux de la parfumerie actuelle et à venir, toujours plus responsable. Invitation au voyage temporel et olfactif…
Après des études de chimie et de biologie, Martin s’est tourné vers le secteur du parfum, alliant créativité et rigueur scientifique. « Aujourd’hui, je considère que mon métier est un mix idéal entre technicité et créativité ». Désormais évaluateur chez Symrise, il accompagne les parfumeurs dans le développement de fragrances pour les grands clients de Symrise, tel que L’Oréal. Ses évaluations font appel à sa sensibilité personnelle, certes. Mais aussi, à sa bonne connaissance du marché et des marques.
En outre, Martin a fondé sa propre marque de bougies parfumées, Récoltes, il y a un an. « Nous fabriquons des bougies coulées à la main, de façon artisanale. Nous sortons trois collections par saison, en nous inspirant de trois récoltes de saison à chaque fois ». Enfin, Martin est également à l’origine du Journal d’un Anosmique. Il s’agit d’une maison d’édition de livres et d’objets, créée avec sa sœur travaillant déjà dans l’édition. Avec ce projet, tous deux ont voulu sensibiliser le public à la pédagogie de et par l’olfaction. Quitte à aller au-delà du parfum…
Parfumerie : de la naturalité à l’opulence… et inversement !
Avant les années 1970, il était difficile d’évoquer des tendances en parfumerie. En effet, le parfum était considéré comme un produit d’hygiène aux vertus thérapeutiques. C’était le cas de l’eau de Cologne, par exemple. À l’heure actuelle, le parfum est devenu un produit d’apparat.
Dans les années 70, les fougères très aromatiques dominent chez les hommes. Elles se caractérisent par un accord aromatique principalement constitué de lavande et de géranium sur un fond de mousse et de tonka. Parmi les parfums emblématiques de cette décennie, on peut citer Eau Sauvage (1966, Dior) ou bien Azzaro pour Homme (1978). Ce dernier est un parfum fougère aux notes épicées et boisées. Il donne des allures de séducteur italien à celui qui le porte.
Chez les femmes, ce sont les floraux qui dominent. Diorella (1972) se caractérise par exemple par un accord chèvrefeuille-pêche au cœur, au milieu d’accords plus traditionnels de chez Dior. Autre parfaite illustration de cette tendance florale : Chanel N° 19, sorti en 1971. Ce dernier propose des notes de tête de néroli et bergamote. Elles sont assorties de notes de cœur de jasmin, jacinthe, rose et galbanum. Et s’accompagnent de notes de fond de vétiver ou d’iris.
De l’opulence des années 80 à l’épure des 90
Dans les années 80, nous avons assisté au règne des orientaux, qu’ils soient masculins ou féminins. Selon Martin, « la décennie s’est caractérisée par le retour de l’opulence, avec des fleurs très narcotiques. Parmi ses parfums emblématiques : Obsession de Calvin Klein, Dune de Dior, Must de Cartier, ou encore Opium… L’opulence transparaît dans les notes orientales, ou parfois florales de ces fragrances, à l’image de Giorgio de Giorgio Beverly Hills. En tout cas, toutes appellent l’overdose ».
Avec les années 90, commence la recherche du propre, de l’épuré. C’est la décennie des parfums unisexe comme CK One, Acqua di Gío, Pleasure d’Estée Lauder, avec ses notes de muguet. Comme l’a constaté Martin : « il s’agissait vraiment de prendre le contre-pied de la période précédente. Avec les 90, on s’est mis à rechercher des notes fraîches, propres, plus naturelles. Citons encore Kenzo Homme, avec toutes ses notes un peu solaires pour un homme ».
Parfumerie : le règne des florientaux à partir des années 2000
Martin a poursuivi son état des lieux de la parfumerie. « Les années 2000 jusqu’à aujourd’hui sont marquées par le boom des florientaux : La Vie est belle en est un bon exemple. Cette période se caractérise aussi par des chypres un peu gourmands, type Coco Mademoiselle. Cette évolution avait été initiée dès les 90 avec Angel de Thierry Mugler, alors passé inaperçu, car trop précurseur. Cependant, ce parfum a fini par inspirer de nombreux produits des années 2000 ». Ainsi, l’accord entre patchouli et éthyl-maltol caractérise Angel – le maltol étant une molécule sentant le sucre et le caramel. Or, il constitue aujourd’hui l’ADN de nombreux produits mis sur le marché depuis 20 ans, dans ces notes qu’on appelle florientales.
Toutes les marques ont ainsi lancé leur floriental. Martin a cité : « Black Opium, La Nuit Trésor ou encore Olympéa de chez Paco Rabanne. Tout le monde a sorti son produit sur cette structure florientale, signant le retour à l’opulent ».
Aujourd’hui : retour à la naturalité
Depuis deux ou trois ans, nous assistons à l’inverse à un retour à la naturalité. Pour l’heure, il a simplement été initié par Libre de Saint-Laurent, qui prétend exhaler la fleur d’oranger à l’état pur. Ou encore Idole de Lancôme, qui sent « la rose elle-même ». Martin note qu’il « y a toujours des notes sucrées dans le fond. Car c’est progressivement qu’on pourra s’éloigner de ces notes sucrées, sous peine de s’aliéner les consommateurs. Cependant, le retour à la fleur et à la naturalité est indéniable, après toutes ces années d’opulence et de notes très sucrées ».
Une parfumerie responsable dans la formulation de ses « jus » et le packaging
Or, qui dit retour vers la naturalité sous-entend regain d’intérêt pour la nature et la protection de l’environnement. Martin rappelle ainsi que certains composants en parfumerie ne sont en fait que les résidus d’autres industries. « C’est le cas de l’huile essentielle d’orange, produite à partir des zests de l’industrie du jus d’orange. Ces derniers sont ainsi recyclés au lieu d’être jetés ». Cependant, certains naturels ne peuvent plus être prélevés. C’est le cas du blanc de baleine, de l’huile de tortue ou même du collagène. En effet, la mise à mort d’espèces parfois protégées n’est plus tolérée. De plus, le recours à des extraits naturels n’est pas toujours idéal. « Parfois, on n’arrive pas à capturer la partie qui nous intéresse vraiment », a avoué Martin. « Ou bien le process d’extraction en altère l’odeur. Les synthétiques se révèlent alors très utiles pour créer des choses plus vraies que nature ».
Pour l’obtention de ces derniers, les parfumeurs ont de plus en plus recours à la chimie verte ou durable. Contrairement à la chimie traditionnelle, la chimie verte vise à la préservation de la santé humaine. Face à l’explosion du nombre de cas de maladies neurodégénératives (Alzheimer, Parkinson, etc.), elle exclut tous les neurotoxiques (bisphénol A, perturbateurs endocriniens, etc.). En revanche, elle a de plus en plus recours à des molécules dites renouvelables, comme le carbone. Rappelons que le carbone renouvelable est issu de la biomasse végétale, des plantes aux microalgues, contrairement au carbone d’origine fossile.
À côté des aspects purement liés à l’olfactif, le deuxième sujet sur lequel travaille la parfumerie responsable concerne le packaging. Comme l’a observé Martin, « de plus en plus de marques ont recours à des packagings obtenus à partir de matériaux recyclés. Je pense à Armani, qui a récemment lancé son parfum The Way sur ce thème, aussi bien au niveau de la formulation de son jus que du packaging ».
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L’olfactif hors flacon : Journal d’un Anosmique et bougies parfumées (Récoltes)
En dehors de ses activités liées directement à l’industrie du parfum, Martin cherche également à évoquer l’olfactif autrement, dans son Journal d’un Anosmique notamment. « Nous avons ainsi travaillé avec des artistes auxquels nous avons envoyé des odeurs. Ils ont ensuite créé des œuvres inspirées de ces dernières. Nous nous amusons ainsi à explorer une dimension plus expérimentale de l’olfactif ».
Par ailleurs, Martin est également à l’origine d’une marque de bougies parfumées, Récoltes, pour lesquelles l’inspiration lui arrive parfois de façon inattendue. « J’avais acheté un bouquet de mimosa et je l’avais mis bien en évidence dans mon salon. En lavant mon sol de tommettes avec un savon noir à l’eucalyptus, j’ai senti l’accord qui signe aujourd’hui cette bougie : le poudré amande du mimosa associé au fusant résineux de l’eucalyptus. J’ai proposé cette idée à la parfumeure Suzy Le Helley qui en a fait le parfum de la bougie Mimosa maquis de Récoltes ».