Chanter en langue des signes ? En fin de compte, la syntaxe gestuelle peut interpréter un rythme et les paroles d’une chanson. Dans la musique, il n’est pas donc obligatoire d’avoir une voix. Les mains et le corps sont des très bons outils musicaux. D’ailleurs, on peut prendre l’exemple de l’artiste Ichon qui a sorti récemment son clip poétique Litanie. Nombreux sont les interprètes du chansigne venant de la culture sourde à s’investir dans cet exercice. Découverte d’un vaste territoire musical mise en lumière par les signes.
Focus sur l’histoire de la langue des signes
Une langue gestuelle très plurielle
Bien qu’on ne connaisse pas les véritables créateurs, la langue des signes a toujours existé depuis la naissance de l’humanité. En revanche, cette langue gestuelle n’est pas universelle puisque chaque pays possède sa propre langue : une interprétation, une grammaire et un vocabulaire. D’ailleurs, elle est reconnue comme une langue à part entière par la loi et dans la constitution dans certaines nations. Par exemple, aux États-Unis, on pratique l’American Sign Language (ASL), au Brésil, on utilise la Língua de Sinais Brasileira (LBS) ou la Deutsche Gebärdensprache (DG) en Allemagne. Comme dans la langue vocale, la communication gestuelle est propre à un pays ou à une communauté vis-à-vis de son histoire ou même sa conception linguistique.
La langue des signes en France
En France, la langue des signes a été mise en valeur par le grand travail de l’abbé de l’Épée. En 1771, cet homme religieux, précurseur de l’enseignement de la langue gestuelle, fonde la première école ouverte pour les personnes atteintes de surdité et de mutité. Néophyte de la langue des signes française (LSF), il l’apprend en compagnie de la communauté sourde. À partir de là, il a l’idée de concevoir des « signes méthodiques », qui suivent à la lettre la structure syntaxique du français écrit. Cependant, le français signé créé par l’Abbé de l’Épée ne rencontre pas un énorme succès auprès des sourds.
Effectivement, ces derniers ont des difficultés à intégrer à la fois leur langue naturelle et populaire, celle du professeur et la structure du français écrit. En plus, Ferdinand Bertier, une des personnalités fortes et fédérateur de la culture sourde, conteste cet enseignement qui dénature la langue des signes. Néanmois, il reconnaît l’effort de l’abbé de permettre aux sourds issus de la pauvreté de se sociabiliser par les échanges et avoir un travail à la sortie de l’école. Après la mort de l’abbé en 1789, son projet a inspiré d’autres pour mettre en valeur la culture sourde. On peut citer Pierre Desloges, premier écrivain sourd, Auguste Bébian, enseignant entendant qui s’est battu contre l’oralisme, Jean Massieu ou encore Laurent Clerc qui a aidé Thomas Gallaudet à créer la première école pour les sourds aux États-Unis.
De l’ombre à la lumière
À la fin du XIXe siècle, la langue des signes subit une traversée du désert. Lors du Congrès de Milan en 1880, on décide l’interdiction de la LSF dans l’enseignement en faveur des méthodes orales. Entre la fermeture des écoles spécialisées, le renvoi des enseignants sourds, la langue des signes disparaît du paysage éducatif pendant près d’un siècle. Par contre, la communauté sourde, qui est marginalisée et méprisée, utilise toujours sa langue populaire pour communiquer malgré la proscription. Il faut attendre “le réveil sourd” pour que la langue des signes revienne à la lumière. Dès le début des années 70, l’émancipation des sourds se manifeste fortement par de nombreuses initiatives pour redonner de la lumière à leur identité.
Auteur de l’ouvrage Le réveil Sourd, André Minguy raconte, lors d’une conférence, cette évolution historique pour la langue des signes. Il mentionne la création de la fédération mondiale des sourds en 1971, le retour de la LSF dans l’enseignement et même la mise en place de formation pédagogique. D’ailleurs, la LSF est reconnue sous l’influence de la loi Fabius et comme une langue offcielle, le 11 février 2005. En outre, l’indépendance des sourds est favorisée grâce à son développement dans l’art culturel. En effet, leur culture, via la langue des signes, apparaît dans la littérature (ex : Deux mains pour le dire de Jean Zad), au théâtre (ex : Dévaste-moi de Johanny Bert) et même au cinéma (ex : Marie Heurtin de Jean Pierre Amaris). Actuellement, elle s’investit, depuis quelques temps, dans le 4e art : la musique.
Le chansigne : au cœur de la langue des signes en chanson
Un travail d’interprétation, de traduction mais aussi de création
Un corps expressif mais silencieux pour chanter ! Le chansigne est l’art d’interpréter ou de traduire la musique avec des gestes corporels. Cette forme d’expression permet de faire ressentir le rythme et les vibrations d’une chanson auprès les personnes sourdes ou malentendantes. Suivant la tonalité et le style de jeu d’une chanson, l’interprète des signes doit non seulement mettre en valeur la dimension sonore mais aussi celle visuelle.
Dans un reportage de 20 minutes, Laëty explique la traduction en signes de l’univers d’un artiste. Elle transcrit les mots d’une chanson par des signes en mouvement en suivant le rythme. On peut la voir s’exercer notamment sur le son Graver dans la roche du groupe de rap Snpier. Autrement dit, c’est un travail complexe et exigeant qui requiert une extrême assise et compétence dans le champ musical.
Le chansigne s’apparente à une danse. Pour ressentir l’ambiance musicale, l’initiative chorégraphique va être prise en compte. Traduire en signes c’est bien, mais le transcrire par une sensibilité musicale devant les spectateurs, c’est mieux. Effectivement, le chansigneur construit son expression scénique par l’émotion gestuelle du visage et du corps en fonction du texte proposé et de la fréquence (aigüe ou grave) du morceau.
Par ailleurs, l’interprète est capable aussi proposer sa propre création musicale en langue des signes accompagnée d’un texte oral, de bruitage ou d’une musique. Que ce soit sourd ou entendant, tout le monde peut pratiquer cette forme d’art en respectant l’identité de cette langue culturelle. De plus, il existe quelques types de composition.
4 types de chansigne
Un chansigne communautaire à universel … La diversité est présente dans le chansigne. Du fait de la manière particulière de signer, on ne s’adresse pas au même public. C’est pourquoi, on peut distinguer 4 formes de chant en langue des signes selon le mémoire de Charles Despeyroux au sujet des pratiques artistiques. D’abord, il a le chansigne « pi-sourd » ou « a cappella » créé par et pour la communauté sourde afin de renforcer son identité culturelle. Par conséquent, les chansons fondées sur la répétition des signes et le lyrisme, sont entièrement en LSF populaire.
Ensuite, on parle de la catégorie « iconique » visant un panelle plus large. En effet, avec une création d’un vocabulaire simplifié, les interprètes des signes permettent aux sourds étrangers et aux entendants de comprendre les paroles d’une chanson. Cette universalité linguistique s’avère un vecteur positif pour une facile accessibilité.
… et « engagé » au « bilinguisme »
Signer est aussi transmettre un message. Parfois, on vise à mettre en valeur le texte au dépit du rythme musical. Le chansigne « engagé » consiste à aborder un thème de société ou défendre une cause importante. Cette catégorie dénonciatrice du chansigne se matérialise sur la rapidité d’exécution des signes. En même temps, le corps du chansigneur impose la colère avec des mouvements agressifs pour capter l’attention. De plus, on peut harmoniser les gestes et la voix. En réalité, l’artiste (entendant ou sourd sachant parler) fait preuve de polyvalence en mêlant la langue parlée et signée dans une chanson. Dans ce chansigne « bilinguisme », les variations vocales et les mouvements corporels doivent être à l’unisson pour comprendre les paroles. Je vole de Louane dans la Famille Bélier en est un parfait exemple.
Un art gestuel qui se marie avec tous les genres de musique
Que ce soit le rap, la pop ou le rock, le chansigne s’adapte à tous les styles. Les chanteurs de signes se mettent en scène avec l’utilisation de leur propre langue sur différents univers musicaux. La chansigneuse d’ASL, Holly Maniatty se consacre à la traduction des paroles des rappeurs tels que Snoop Dog ou Eminem comme Signmark en SVK. En Espagne, le duo de la chaîne YouTube Noelia Héctor interprète en LSE de nombreux morceaux espagnols. Hormis Laëty, les chansigneurs français se montrent de plus en plus : Clémence Colin, Haut les mains LSF, la chorale « Les Mains pleines de voix” ou encore Sign Events. Certains artistes néophytes de la langue des signes ont eu l’occasion de réaliser un clip musical comme Noir Désir (Comme elle vient) Florent Pagny (Savoir Aimer), Vald (Bonjour) et aussi Ichon.
Donc, la musique présente une pluralité de facettes. Dans ce champ auditif, on y touve le chansigne. De manière culturelle et artistique, les chansigneurs donnent à la langue gestuelle ses lettres de noblesse. De l’abbé de l’Epée en passant par Laëty, la langue des signes a traversé des montagnes russes pour mettre en avant la culture sourde.
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