Âgée d’une trentaine d’années, artiste photographe, Amel vit à Tunis, après avoir passé son enfance en France. Son mari, Nabil, vient de décéder brutalement dans un accident de la route. La mort prématurée de Nabil a éveillé chez Amel un désir nouveau, celui de photographier des hommes. De faire des portraits érotiques d’inconnus rencontrés dans les rues de Tunis. Le film de Mehdi Ben Attia L’Amour des hommes (2017) raconte son histoire : celle d’une jeune femme avec un projet artistique controversé, qui va se confronter à une Tunisie post-révolutionnaire qui se cherche. Interview (imaginaire) d’après l’interview (réel) de Mehdi Ben Attia…
Moi, Amel, artiste photographe amoureuse des hommes
« Je cherche quelque chose, sans très bien savoir ce que c’est. Je sais seulement que c’est lié aux hommes. Les photos m’aident à élucider ce mystère : je m’en sers pour révéler une partie de la vérité me concernant, concernant les hommes que je croise, ou bien encore la Tunisie.
« Parmi les autres artistes femmes qui regardent les hommes, on peut citer Nan Goldin ou bien encore Claire Denis. En revanche, des artistes femmes affirmant leur point de vue érotique sur les hommes sont très rares, voire introuvables. Les artistes femmes sont toujours représentées dans les films comme se battant pour conquérir leur position en tant qu’artistes et se faire accepter. Par contre, elles ne sont jamais représentées comme des artistes femmes désirant des hommes.
Ignorer les interdits
« Peut-être parce que c’est compliqué. En ce qui me concerne, je suis devenue veuve sans avoir connu beaucoup d’hommes, mis à part mon mari. Ce projet centré autour de mon amour des hommes m’a amené à transgresser non seulement un interdit social, mais aussi un interdit psychologique. Je me demandais à chaque instant si j’avais le droit de faire ce que je faisais. Je crois que ce doute constant a été le plus difficile à surmonter. En revanche, les interdits sociaux ne m’ont jamais vraiment effrayée.
« En effet, j’assume mon côté scandaleux et je suis prête à en payer le prix. Durant le film, je me suis retrouvée dans des situations impossibles : j’ai subi rien moins que trois tentatives de viol ! La première fois, un de mes modèles m’a agressée, avant de me voler mon argent. La deuxième fois, je me suis faite encercler et bousculer par trois gamins des rues qui avaient entendu parler de moi et de ce que je faisais. La troisième fois, mon beau-père Sidi Taïeb, chez qui j’habitais alors, m’a surprise dans ma chambre avant de se jeter sur moi. J’oubliais : j’ai subi une quatrième agression lors d’une soirée. Un ami m’a giflée en me traitant de prostituée, sous prétexte que je surmontais bien trop facilement la mort de mon mari à son goût !
Le prix de la liberté
« On m’a également beaucoup reproché de m’habiller trop court et trop décolleté. En portant shorts, mini-jupes et hauts échancrés, j’ai voulu faire passer un message aux filles et leur dire : ‘c’est possible !’ Certes, on se fait siffler, regarder, toiser, mais cela ne doit pas nous décourager : car le jeu en vaut la chandelle ! C’est le prix que j’ai accepté de payer pour me sentir bien, moi-même, belle et désirée !
« Par ailleurs, je voulais rétablir un équilibre entre mon désir pour les hommes, au centre du film de Mehdi Ben Attia, et le désir des spectateurs pour ma propre personne. Je ne voulais pas laisser aux hommes du film le monopole de la splendeur physique…
La Tunisie en Révolution !
« Dans ce film, j’ai prétendu incarner à moi seule la Révolution tunisienne. Aujourd’hui, il est facile avec le recul de se montrer déçu. Et c’est vrai : tous ces évènements, rassemblements, toute cette ébullition n’ont pas donné les résultats escomptés. Pourtant, au milieu des années 2010 encore, la Révolution avait permis l’éclosion d’une nouvelle jeunesse éprise de liberté et de vie, n’ayant qu’en tête de faire la fête, sortir, danser et faire l’amour !
« Peut-être que ce phénomène a été grossi sous l’œil de la caméra de Mehdi : une jeunesse aussi insouciante, libre et avant-gardiste, dans un pays encore très conservateur ? Pourtant, elle a bien existé, même si numériquement elle n’a pas pesé bien lourd ! Et cette ébullition a fini par définir la période post-révolutionnaire en Tunisie, tout comme la movida d’Almodovar a défini l’Espagne post-franquiste, ou encore les films de Jean-Luc Godard, la France de mai 68 !
Concert et bières…
« Dans le film, certaines scènes représentent bien ce vent de liberté et de fraîcheur soufflant sur Tunis. Comme la scène montrant un petit concert de folk tunisien joué par le groupe Ȳuma. On y voit les artistes interpréter une chanson en duo en s’accompagnant d’une simple guitare. Le public, composé d’une cinquantaine de personnes, jeunes pour la plupart, boit des bières. Mon regard s’arrête sur les visages concentrés des spectateurs qui semblent hypnotisés par ce qu’ils écoutent et regardent. Il y a aussi des plans où l’on voit mon propre visage. Je me suis apprêtée, maquillée et coiffée pour cette scène, c’est mon look de sortie ! Cela contraste avec le reste du film, où j’apparais au naturel…
« Cette scène de concert aurait été impensable dans la Tunisie d’il y a dix ou quinze ans. Elle illustre parfaitement l’état d’esprit du milieu des années 2010. Ce lieu, ces gens, cette ambiance, cette chanson aux paroles toutes en arabe… Les gens en France n’ont pas conscience de la diversité des pays du Maghreb. Ils se les imaginent comme des répliques de la Seine-Saint-Denis, avec l’islam omniprésent et les oliviers en plus. Or, cette vision est simpliste. La réalité est beaucoup plus complexe, diverse et subtile.
Ma vocation de photographe
« Je suis une photographe autodidacte, bien moins technique qu’instinctive. C’est la raison pour laquelle on me voit photographier mes modèles de façon peu orthodoxe pendant le film. Qu’importe, on dira qu’il s’agit d’un film davantage axé sur le processus créatif accompagnant le travail du photographe. Cela pourra surprendre les photographes qui se demandent comment j’ai pu prendre des clichés en me tenant si près de mes modèles. Ce que j’ai perdu en technique, je l’ai gagné en cinégénie. En me rapprochant des modèles jusqu’à les toucher, j’ai fini par donner corps à la relation qui m’unissait à eux. Finalement, c’est plutôt l’intention, la chaleur et l’amour que je leur ai porté qui ressortent, que la technique. En effet, je manipule mes modèles, je les touche…
Des modèles qui se donnent
« Comment ai-je choisi mes modèles, justement ? De façon assez naturelle. J’ai dressé mes antennes en déambulant dans les rues de Tunis. Et j’ai attendu que les rencontres viennent à moi. Mon critère de choix principal, c’était leur envie à eux de poser pour moi, de montrer leur corps. Leur envie de me dire, à moi et au public : « Regarde comme je suis beau ! » C’est cela qui m’a guidée. Je n’avais pas de type physique en tête. Je ne recherchais pas non plus de traits de personnalité particuliers.
« Parmi tous mes modèles, c’est avec Rabah que j’ai ressenti l’élan le plus fort. Mon beau-père m’a d’ailleurs fait remarquer que j’étais amoureuse de lui. Malheureusement, malgré mon désir de passer outre, la barrière sociale m’a empêchée d’aller au-delà de mon ressenti initial, puissant, à son égard. En effet, il travaillait sur des chantiers et son milieu était vraiment très simple. Pour autant, entre Rabah et moi, ce fut une vraie rencontre. Plus qu’avec Sami, jeune professeur d’université avec lequel je suis pourtant ‘officiellement’ sortie.
« L’attachement qui me lie à Rabah est évident au moment de la scène de séparation, avant qu’il ne parte pour l’Italie où il a décidé de s’expatrier définitivement. Je le revois encore me dire adieu, silencieusement. Il n’a pas eu à faire de grand discours : son attitude trahissait son émotion… »
(À suivre : dans la chaleur des séquences de prises de vue)
D’après notre entretien avec Mehdi Ben Attia du 7 août 2021 au restaurant Le Bariolé, 103 rue de Belleville, Paris 20.