Le 29 mars dernier, a eu lieu un évènement particulier pendant la Paris Arbitration Week 2022. Rappelons que cette semaine de l’arbitrage vise à stimuler les échanges entre experts et praticiens de la résolution des conflits entre entreprises sur le plan international. Dans ce cadre, le cabinet de consultants indépendants Eight Advisory a organisé un petit-déjeuner sur le thème : « Nouveaux risques, nouvelles incertitudes : comment gérer le changement ? ». Quatre experts se sont alors exprimés sur la multiplication des challenges auxquels les entreprises doivent faire face.
Article rédigé par : ZIEL Jérôme
Afin de poser le cadre des échanges, Céline Leroy, associée Eight Advisory en matière de résolution des conflits, a fait le point sur l’état des risques à l’heure actuelle. « Les économistes nous disent que les grandes crises économiques et financières reviennent tous les huit à dix ans », a-t-elle commencé par rappeler. En 1987, s’est produit le premier krach boursier touchant les valeurs informatiques. Puis, en 1997, le coup d’envoi de la crise asiatique est marquée par l’éclatement d’une bulle immobilière en Thaïlande. Elle se communique ensuite rapidement à l’ensemble du Sud-Est asiatique.
En 2001, la bulle internet éclate. Ensuite, la crise des subprimes touche les États-Unis avant de s’étendre au reste du monde en 2008. En 2012, la Grèce évite de justesse la faillite suite à la crise de l’euro. Plus récemment, nous avons connu la crise sanitaire (2020), avant d’enchaîner sur la guerre en Ukraine (2022). Selon Céline, « les crises sont donc plus fréquentes. De plus, elles deviennent quasi-instantanément globales. Si bien que l’incertitude se situe désormais à un niveau jamais atteint ».
Déclinaison des types de risques
Construction
Taoufik Lachheb, ancien perchiste français de haut-niveau, polytechnicien et associé du cabinet Karbett Consulting, est un expert intervenant dans le secteur de la construction. En tant que tel, il a été confronté à nombre de situations d’urgence. Ces dernières désignent aussi bien les conflits sociaux, que les catastrophes naturelles, les actes de guerre, kidnappings ou encore les accidents industriels. Cependant, il souligne que « la culture du risque fait traditionnellement partie de l’ADN des acteurs de la construction ». Le point central consiste à transposer les niveaux de risques encourus en termes financiers. Tout en gardant à l’esprit qu’ils sont difficilement quantifiables.
Ressources humaines
Marie Hombrouck, fondatrice d’Atorus Executive, cabinet de chasseurs de têtes spécialisé dans le management de transition, est ensuite intervenue. Elle a évoqué l’hybridation des compétences désormais requise sur le marché du travail, face à la montée des risques. Selon elle, « les frontières entre les différentes fonctions sont de plus en plus poreuses (RH, juridique, finance, communication). Si bien qu’une certaine transversalité s’impose avec la crise. Ce qui aboutit à une pénurie de candidats ayant des profils de bons gestionnaires de crises ».
Risques informatiques
Quant à Xavier D., négociateur au GIGN, il met en garde contre l’émergence de nouvelles menaces, comme la cybercriminalité. Cela demande de s’adapter pour être en mesure de gérer les crises liées au rançongiciel, notamment. Dans ce type d’incidents, « un hacker va crypter les serveurs d’une entreprise ou d’une institution. Il monnaye par la suite la restitution des données piratées ». Dans le cas des hackers, les négociateurs cherchent à influencer leur comportement par écrans interposés. « Il faut donc réfléchir aux moyens d’infuser de l’émotionnel dans les échanges de mails, sms ou visios, notamment dans la conduite de négociations financières », poursuit-il. « Cela peut passer par le fait d’insister sur certains mots. Tout en prenant en compte le fait que les cyber malfaiteurs n’obéissent plus aux règles d’honneur de leurs aînés. Chez eux, la logique purement financière prime désormais ».
Les différents moyens de gérer les risques
Pour dominer la crise, il convient de savoir l’anticiper en amont, tout en se montrant capable d’en gérer les conséquences une fois qu’elle se déclenche. Anticipation et analyse ex-post jouent par conséquent un grand rôle dans le risk management.
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Contrats : la clause d’imprévision (hardship)
Selon Céline, la gestion du risque, notamment sous ses aspects financiers, passe par l’introduction de clauses d’imprévision (hardship) dans les contrats. Ce type de clauses fait référence à un mécanisme permettant la révision d’un contrat en cas d’imprévu. Les parties peuvent alors demander une renégociation si l’exécution de ce contrat devient ‘excessivement onéreuse’. Problème, selon Céline : « comment peut-on déterminer le niveau de coût à partir duquel un contrat devient ‘excessivement onéreux’ à exécuter ? »
« Nous avons commencé à utiliser des outils de prédiction fondés sur l’intelligence artificielle (IA) pour chiffrer le préjudice potentiellement encouru par les parties, poursuit-elle. Cependant, l’IA est orientée sur l’analyse de phénomènes passés. Le fait de vouloir reproduire certaines normes peut donc bloquer l’émergence de solutions créatives. Ce type d’outils doit donc être seulement considéré comme une aide à l’analyse et à la prise de décision. Car ils ne sont pas infaillibles ». À ce propos, Marie ajoute que « si la tech ajoute profondeur et exhaustivité à l’analyse des situations, il convient de ne jamais perdre de vue les déterminants humains ».
La force des militaires : le débriefing
Pour Xavier également, l’information est la clé de la résolution des crises : « de quoi s’agit-il ? de qui ? en quel lieu ? Dès qu’une crise éclate, nous cherchons à réunir un maximum d’informations. Puis nous mettons en place des process, des schémas que nous pratiquons d’abord en atelier, puis in situ. Nous échafaudons différentes hypothèses, tout en prenant en compte l’irruption de cas non-conformes, afin de nous préparer à un changement de cap en pleine crise ».
Une fois l’incident résolu, vient le temps du retour d’expérience, « indispensable si on ne veut pas passer à côté d’éléments qui nous permettront de mieux faire à l’avenir ». Le débriefing se fait en deux étapes, d’abord à chaud, sans filtre. « C’est indispensable pour avoir une bonne lecture de ce qu’il s’est réellement passé ». Puis, une fois que l’adrénaline retombe, l’équipe procède alors à un retour d’expérience à froid.
Dans tous les cas, « il s’agit de se débarrasser de la crainte de dire la façon dont on a vraiment ressenti les choses. Les débriefings doivent faire ressortir les éléments clés dans l’enchaînement des évènements. Le retour d’expérience doit donc englober tous les membres de l’équipe, du plus gradé au moins gradé. Une crise bien préparée est une crise bien gérée », selon Xavier. Taoufik ajoute que, « dans le sport de haut-niveau également, le débriefing à chaud est un outil très puissant ».
Face aux risques : dialogue et psychologie
Afin de comprendre ce qui a bien pu se passer sur un méga-chantier, Taoufik souligne qu’il est important de se mettre à la place de ses interlocuteurs et d’intégrer les aspects humains liés aux crises. Comme il l’explique, « il est important de savoir bien manier l’art de questionner et d’écouter. Car, en tant qu’experts, nous jouons un peu le rôle de psychologues. Il est donc capital de bien comprendre les dynamiques de groupes et les histoires à l’œuvre avant l’éclatement de la crise. Et de repérer le détail significatif qui jettera la lumière sur une situation en apparence inextricable ».
Il se souvient ainsi être intervenu dans le cadre d’une grosse dispute impliquant une raffinerie. « La direction était soucieuse de défendre sa position, davantage que de rechercher des éléments d’explication. Il a fallu descendre jusqu’aux niveaux hiérarchiques les plus modestes pour enfin comprendre ce qu’il s’était passé ». Dans un autre cas, en Arabie Saoudite, son équipe avait dû se contenter d’analyser des documents, sans pouvoir interroger directement les acteurs en présence. « Par la suite, nous avons finalement été autorisés à faire une interview. En trois heures de temps, le brouillard s’est levé. Et nous avons pu nous faire une opinion sur l’enchaînement des évènements à l’origine de l’incident ».
Selon Taoufik, le rôle de tout expert consiste à évaluer les conséquences de crises à venir ou bien alors passées. « La clé de notre succès en tant qu’experts réside dans le fait de ne pas chercher, de façon autoritaire, à imposer nos réponses. Nous n’offrons pas de certitudes, mais des modèles explicatifs. Ce que les juges et les arbitres en charge d’établir les responsabilités des crises apprécient pleinement ».
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