Dans le prolongement de l’article que nous avons consacré à l’expo L’Odyssée Sensorielle* se tenant jusqu’au 4 juillet 2022 au Muséum d’Histoire naturelle à Paris, nous vous proposons de faire un focus sur le mouvement culturel olfactif Nez, qui en a assuré la curation olfactive. Ou plutôt sur l’un de ses membres clés, sa co-fondatrice Jeanne Doré. Le but de Nez est de promouvoir la culture olfactive et pour y parvenir, tous les moyens sont bons : sites internet, livres, conférences au sein des bibliothèques de la Ville de Paris, etc. Dans l’interview qu’elle nous a accordée, Jeanne a détaillé la façon dont le grand public pouvait être mieux formé à l’olfaction. Convaincue que l’olfactif est indispensable pour améliorer notre qualité de vie, elle s’est employée à nous en démontrer les vertus.
Après des études à l’ISIPCA (Institut supérieur international du parfum, de la cosmétique et de l’aromatique alimentaire) à Versailles, Jeanne a travaillé dans l’industrie du parfum. En 2007, l’aventure a commencé quand elle a créé le site internet « Auparfum » avec Dominique Brunel et Emmanuel Remise. Elle y poste des critiques de nouveaux produits et autres actualités concernant la parfumerie.
Souhaitant élargir leur domaine d’intervention, Jeanne et Dominique rencontrent en 2016 Mathieu Chevara, directeur de l’agence de design graphique Marge Design. Ils lancent ensemble la revue Nez, qui aborde des thèmes connexes tels que le lien entre odeurs et émotions, l’histoire de la parfumerie, ou encore une approche scientifique des parfums. À partir de 2017, Nez a commencé à publier des livres comme Les cent onze parfums qu’il faut sentir avant de mourir, ou encore Le Grand Livre du parfum. Depuis plus récemment, Nez édite des podcasts. Parallèlement, Nez a également développé une activité d’agence proposant ses services à l’industrie de la parfumerie.
La culture olfactive, la culture qui nous manque
Cela paraît tellement évident qu’on n’y pense même pas… Mais la culture olfactive existe ! Elle tient une grande place dans nos vies, même au niveau inconscient. « Il existe des cours de peinture, de piano ou de cuisine que les personnes fréquentent simplement pour le plaisir, sans avoir envie d’en faire leur métier. Mais il n’y a pas de cours sur les odeurs », regrette Jeanne.
Pourtant, si l’on s’ouvrait aux richesses insoupçonnées de l’olfactif, on en serait sans doute plus heureux ! « Lorsque nous prêtons attention aux odeurs qui nous entourent, rappelle Jeanne, nous prenons conscience de notre environnement, mais aussi de ce qui est enfoui tout au fond de nous-mêmes ! » De plus, les odeurs nous permettent de pleinement être dans le moment présent, en développant notre capacité d’attention, notamment pour les plus jeunes. Comme le souligne Jeanne, « les odeurs, c’est toujours ici et maintenant. Contrairement au rapport qu’on peut avoir avec une vidéo ou une musique enregistrée ».
Nous sommes tous des « nez » !
D’autant que nous sommes tous pourvus d’un nez qui fonctionne plutôt bien. Cette vérité s’oppose à de nombreuses croyances selon lesquelles quelques élus seulement auraient un « don olfactif ». Ces gens-là seraient seuls à même de devenir parfumeurs, à l’image du personnage du Parfum de Patrick Süskind. Ils seraient donc des surdoués du nez ! À l’inverse, tous les autres ne sauraient pas sentir. De nombreuses personnes se plaignent ainsi : « Moi, je ne sens que les mauvaises odeurs. Les bonnes odeurs, je ne les sens pas ! » Cela provient du fait que les bonnes odeurs sont minorées, voire invisibilisées par notre cerveau. À force de les sentir, ce dernier en déduit qu’elles ne représentent pas un évènement important !
« Pourtant, rappelle Jeanne, quand on connaît le mode de fonctionnement de l’odorat, on s’aperçoit, qu’en fait, tout le monde est doué pour sentir. Certains deviennent parfumeurs parce qu’ils en ont l’envie et qu’ils sont motivés par cela. Ou alors, ils deviennent cuisiniers ou œnologues ». Ceux qui ne se destinent pas à devenir des professionnels des odeurs pourraient très bien devenir des amateurs éclairés. Afin de travailler leur culture olfactive, ils commenceraient par mettre des mots et des émotions sur ce qu’ils sentent. Ils pourraient se poser certaines questions, du type : « S’agit-il d’une odeur qui me rappelle quelque chose ? Comment puis-je interpréter cette odeur ? Que m’évoque-t-elle ? »
Senteurs du passé : entre tabac froid et odeurs corporelles
Selon Jeanne, nous vivons aujourd’hui dans des ambiances olfactives de plus en plus neutralisées. Pourtant, il y a encore 50 ans, nous vivions dans des lieux bien plus enfumés, par exemple. Par conséquent, chacun était parfumé au tabac froid. Mais, comme il s’agissait d’une odeur quotidienne, très rapidement, le cerveau avait fini par en faire abstraction.
Jeanne poursuit : « il y a 50 ans, les critères d’hygiène étaient moins poussés qu’à présent. Si bien que les odeurs corporelles étaient sans doute à la fois plus présentes et plus tolérées. Dans la culture olfactive actuelle, il est très stigmatisant de sentir la transpiration. Les odeurs corporelles représentent un marqueur social ». Jeanne nous renvoie au film Parasite, pour lequel Bong Joon Ho a reçu la Palme d’Or à Cannes en 2019. « Ce film parle beaucoup des odeurs. Il évoque notamment celles associées à certaines classes sociales. Un des personnages, plutôt riche, évoque l’odeur dégagée par son chauffeur. Selon lui, cela sent le ‘vieux radis’ ou encore le ‘métro’, autrement dit : la pauvreté. Donc, l’odeur a aussi une dimension sociale très importante ».
À l’heure actuelle : le règne des parfums à fort sillage plébiscités par le grand public
Pour masquer les odeurs corporelles et les marqueurs qui leur sont associés, les parfums grand public actuels n’ont jamais été aussi puissants, laissant un « gros sillage » derrière eux. Comme l’a déploré Jeanne : « ces parfums sont conçus pour sentir très fort, très longtemps. Car le public a développé une obsession vis-à-vis des parfums qui tiennent ! »
La « tenue » d’un parfum est ainsi devenue synonyme de qualité aux yeux des consommateurs. Cette évolution de comportement est sans doute liée aux obsessions hygiénistes en provenance des États-Unis. Par ailleurs, le goût du public pour les parfums impersonnels et qui « tiennent » est directement lié à son manque de culture olfactive.
La culture olfactive aide à développer une sensibilité olfactive originale et personnelle
Autrement dit, certains consommateurs n’ont pas toujours pris le temps de développer leur sensibilité olfactive. C’est-à-dire qu’ils n’ont pas cherché à connaître les odeurs qu’ils aimaient réellement. Ils ne se sont pas posé cette question : « Qu’est-ce qui me procure du plaisir ? Par exemple, j’adore l’odeur du mimosa ! Je vais essayer de trouver un parfum qui m’évoquera cela ». Comme ils ne se posent pas de question, ils entrent dans une parfumerie et s’en remettent aux conseils plus ou moins intéressés d’un vendeur. Comme les clients manquent d’assurance, et qu’ils n’ont pas formé leur goût olfactif, ils finissent par acheter un parfum qui ne leur correspond en rien. « D’où l’importance d’éduquer le goût olfactif du grand public », en conclut Jeanne. « L’important étant de se poser la question de ce qui nous procure réellement du plaisir ».
De même, Jeanne lance le message suivant aux jeunes parfumeurs : « Soyez vous-mêmes et faites ce que les autres ne feraient pas. Quand on a envie de faire ce métier, il est important de savoir donner un petit peu de soi dans ses formules. Cela donne de la valeur à son parfum ».
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Savoir apprivoiser un parfum
Afin d’illustrer la richesse qu’un parfum peut déployer, Jeanne conclut notre entretien sur cette anecdote. « En 2014, sur le site Auparfum, j’ai reçu une demande, presque une prière : celle d’écrire une critique du parfum Gin Fizz de Lubin. Cette personne l’avait redécouvert récemment suite à sa réédition. Alors qu’elle ne l’avait pas senti depuis plus de 30 ans, elle en avait été bouleversée. Je lui ai répondu que sa demande m’avait touchée. J’ai donc senti ce parfum… et j’avoue avoir été un peu déçue au premier abord. Je ne le trouvais ni émouvant, ni féminin, et pas grand-chose à voir non plus avec un quelconque cocktail… »
« Puis, a-t-elle poursuivi, je l’ai porté, tentant de le comprendre un peu mieux, et, au fil des essais, je me suis mise à l’aimer, sans bien comprendre pourquoi. Ses froides nuances ont pris peu à peu une autre dimension, plus personnelle. Je replongeais dans une atmosphère de maison des années 1960, celle de mes grands-parents. Une vraie odeur d’un autre temps, comme coincée dans son époque, et pourtant pas si lointaine. Et j’ai écrit une critique, qui racontait cet échange, et ce parfum. Cette personne était Sylvie Bocqui, autrice du court roman Une saison, un des textes qui m’a le plus touchée sur l’évocation des parfums. »