Le rap et les femmes : Interview avec la rappeuse, Ana Ford.

Alors que le rap s’impose comme le genre musical le plus influant en France, les femmes de ce milieu se font très discrètes. Pourtant, ce n’est pas les rappeuses qui manquent. C’était donc l’occasion pour Ô Magazine de donner une tribune à l’une d’entre elles, afin de discuter de l’absence des femmes dans les médias rap. 

Les femmes invisibles dans le rap ?

En effet, on a rencontré la jeune rappeuse originaire de Genève, Ana Ford, à l’occasion de la sortie de son clip Baghdad. Et elle fait le même constat : les femmes sont très peu relayées par les médias et lorsqu’elles le sont, elles sont très vite décrédibilisées. Tandis que la situation est nettement différente chez nos voisins américains, avec des stars iconiques de la scène hip-hop telles que Lizzo, Nicki Minaj ou Cardi B qui se sont imposées dans le milieu ; les artistes féminines sur la scène francophone peinent à se faire une place. « Alors que le rap est le courant musical le plus écouté en France, les albums de femmes représentent à peine 5% de la production », rapporte LEJDD

Ainsi, des médias 100% rap féminin ont été créés à l’initiative de femmes, permettant de découvrir des talents féminins de ce milieu et de montrer que ces dernières ont toujours été là. Parmi eux, vous pouvez retrouver Madame Rap, Rap2filles et Tuveuxdusale. Pour aborder ce sujet, on a voulu laisser la parole à une des concernées, Ana Ford. Cette artiste prometteuse, remplie d’humanité et de résilience vous ensorcellera par son regard de louve et ses bonnes vibes. À suivre de très près.

Zoom sur le cas des femmes dans le rap, avec la rappeuse, Ana Ford.

Interview avec la rappeuse Ana Ford, au sujet des femmes sur la scène rap francophone
Ana Ford. CR : Pascal Grecos

Ô Magazine : Salut Ana ! Tu pourrais te présenter pour nos lectrices ? 

Je m’appelle Ana Ford, je suis musicienne, danseuse et comédienne de formation. J’ai commencé le rap à 18 ans, j’ai rappé pendant 5 ans puis j’ai arrêté car j’étais très fâchée contre ce milieu. C’était beaucoup de déceptions. J’ai repris il y a un an, parce que ça me manquait trop et je ne regrette pas. En fait, je suis passée à autre chose et je me suis dit que le plus important, c’était que je fasse ma musique et que je me batte pour le faire. À côté je suis comédienne, c’est mon métier principal. Même si j’ai un peu mis la danse de côté, j’ai très envie de reprendre ou bien de ramener mon violon sur scène afin de montrer tous les plans de ma personnalité et de mon univers.

Ô Magazine : Dans la vie quotidienne, tu t’appelles Nasma. Sur scène, ton nom c’est Ana Ford. Est-ce que c’est un nom que tu as choisi au hasard, ou bien ça représente quelque chose pour toi ?

Il y a 5 ans quand j’ai commencé à rapper, je m’appelais Nas ; c’est le diminutif de mon prénom. Mais on me disait tout le temps : « personne ne pourra détrôner Nas », le rappeur tu sais ? Du coup, il fallait que je change de nom. Ana Ford, c’est mon nom de joueuse quand je jouais aux échecs en ligne. Quand je l’ai choisi, je trouvais que ça claquait.

Ô Magazine : C’est un nom qui fait femme fatale. Quand j’ai vu ton nom, je me suis dit cette femme elle est sexy. Mais sexy pour elle, pas pour les autres. 

Ça me touche ce que tu dis, parce que c’est tellement d’actualité. Ce qu’on essaye de faire comprendre aux hommes, c’est que quand on se fait belle ce n’est pas forcément pour eux. Quand on est sexy, ce n’est pas pour eux. Mais Ana Ford c’est aussi une coquille. Tu sais, on dit que quand on dort, la seule chose qui peut te réveiller c’est ton prénom. Quand tu entends ton prénom, tu te retournes, parce que ça te fait un truc tu vois. Et je me dis que si parfois ton art est trop lié à toi, alors tu as envie de te censurer parce que c’est trop intime. Le fait de m’appeler Ana Ford, c’est cool parce que c’est moi, mais c’est Ana Ford qui le dit. 

Ô Magazine : À 18 ans, j’ai cru comprendre que tu commences à écrire tes propres textes. Comment t’est-venue cette passion là ?

Ça m’est venue de deux choses. La première, c’est quand j’avais 18 ans. Il y avait un gars posé avec moi qui faisait du rap. Et un deuxième mec s’est mis à rapper aussi ; tous les deux freestylaient et faisaient de l’impro. J’étais fascinée. Et je me suis dit que je voulais faire la même chose, car je trouvais ça stylé. Quand tu vibres d’une certaine façon, tu attires ces choses. Donc, à partir du jour où je me suis dit que je voulais faire du rap, j’ai commencé à rencontrer un tas de gens qui rappaient. J’ai vite remarqué que ce n’était que des hommes aussi.

La deuxième chose, c’est qu’il m’est arrivé un truc dur dans ma vie, et j’avais besoin d’extérioriser et de me défouler. Quand j’ai commencé à écrire, c’était si magique. J’ai énormément de mal à communiquer et à mettre des mots sur les choses, mais quand j’écrivais, je me disais que c’était juste. Quand je me suis produite sur scène pour la première fois, j’ai trouvé ça tellement intense de pouvoir partager ce que je pensais intimement. Ça me fait du bien en fait.

Ô Magazine : Tu as monté un crew, Le Red Collectif, avec deux amies à toi. Même si vous avez pris des chemins différents, c’était important la sororité féminine pour toi ?

En fait, ça s’est fait avec le flow. Ça s’est fait naturellement. À aucun moment on s’est dit que c’était important de créer un groupe de femmes, parce qu’on ne le voyait pas comme ça. C’était juste pour kiffer la vibe ensemble. Sur scène, on ne présentait que du rap, mais chacune de notre côté, on touchait un peu à tout. On faisait de la danse, du dessin, de la poterie… C’est hyper stimulant, c’est comme ça qu’on évolue. Quand tu vois des gens évoluer dans leur milieu, c’est motivant et inspirant.

Ô Magazine : Dans ton morceau Baghdad, tu parles de certaines addictions. C’est important pour toi de parler de ce genre de sujet ? 

J’ai remarqué que ce sont des thèmes récurrents dans mes textes. C’est quelque chose de central dans ma vie aussi, car je ne l’ai jamais bien vécu. Quand tu vois quelqu’un fumer ou boire de l’alcool, tu peux penser qu’il est en train de kiffer le moment. Ce n’est pas le cas. Cette personne n’est pas connectée avec elle-même, c’est ça qui la pousse à consommer. Et quand elle est sous influence, elle est encore moins connectée avec elle-même. Je me bats pour arrêter, j’ai du mal, et ça serait bizarre de ne pas en parler dans ma musique. C’est le moyen que j’ai trouvé pour ne pas le banaliser. 

Ô Magazine : C’était important pour toi de réaliser le clip du morceau ? 

Ça me tient à coeur de réaliser tout court *rires*. Quand j’écoute ou que j’écris une musique, j’ai toujours des flashs d’images dans ma tête. C’est ça que j’aime, parce que ce sont mes chansons et mon univers. C’est trop important pour moi car on n’a que des exemples masculins ; des héros masculins, etc… Je trouverais ça cool que des nanas voient que j’ai écrit, réalisé et monté le clip, et qu’elles se disent « trop stylé, moi aussi je veux le faire ». Parce que nous les femmes, on n’a pas forcément de modèles féminins. 

Ô Magazine : Le rap a la réputation d’être un milieu masculin voire misogyne, où les femmes sont assez peu représentées. Qu’est ce qui t’a donné envie de devenir rappeuse ?

Comme je t’ai dit, j’ai commencé le rap parce que je ne comprenais pas pourquoi il n’y avait que des gars dans ce milieu. Je voulais faire comme eux. Moi j’adore le fait qu’il y ait des médias féminins qui donnent de la visibilité aux femmes qui font du rap. Et ce qui m’énerve, c’est qu’on n’est pas repostées par @1minute2rap et d’autres médias rap, par exemple. 

Ô Magazine : Le rap, c’est un truc « de bonhomme » alors que la musique et la culture underground ne devraient pas être genrés. Ressens-tu ce sexisme dans l’industrie ?

Je ressens le sexisme dans la vie de tous les jours, et donc par extension dans la musique, oui. Mais c’est surtout une question de machisme et d’égo. Je m’y connais en terme de maquettes, je sais ce que je veux pour mes morceaux, je sais comment je veux que ça sonne. Et parfois, certains hommes n’aiment pas quand tu sais ce que tu veux et où tu veux aller. C’est ça qui dérange. Alors que quand tu es un homme, il y a tout de suite plus de respect. Pour un projet vidéo, j’ai dû venir avec un homme afin d’être légitimée. Mais il n’y a pas que des travers, je ressens aussi beaucoup de respect. Ça prend du temps mais ça change. Les « ah tu rappes bien pour une meuf », je ne veux plus jamais les entendre.

Ô Magazine : Les femmes dans le rap et la musique en général sont si rapidement décrédibilisées. Par exemple, pour ton morceau Ni mariés ni refrés dans lequel tu dis le n-word, tu peux être sûre que tu vas faire polémique et qu’on ne te laissera pas ta chance. Parce que tu es une femme. Alors que pour un artiste, tel que Hamza qui utilise encore ce mot, personne ne lui en tient rigueur et ça n’a pas d’impact sur ses streams.

Ça me fait plaisir que tu m’en parles. Avec tout ce qui se passe aujourd’hui, je me posais beaucoup la question. Avec mes amis, entre personnes racisées, on s’appelait souvent par ce type d’injures pour rigoler. Parce qu’on a grandi comme ça. En le disant, je ne pense jamais à mal. Mais depuis que je suis sur les réseaux, je prends conscience de ces choses et de l’ampleur des mots. Je n’ai pas envie de heurter les gens. Je suis une arabe, je viens d’Afrique et il y a déjà tant de racisme entre nous. Et je me suis dit « est ce que ça ne serait pas une prise de position extrême qui risquerait de créer des débats qui ne concernent plus ma musique ? ». Je n’ai pas envie de faire ça. Je ne veux pas créer de conflit entre les gens. Donc je vais enlever ce mot de ce son, parce que maintenant quand je le réécoute, ça me gêne. Il faut savoir se remettre en question. 

Ô Magazine : Comment tu vis ta place de femme d’origine maghrébine dans le rap ? Est-ce que tu ressens le cliché de la b-word dans ce milieu ?

Je crois qu’il ne m’atteint pas. En fait, je ne le vis pas mal. Ou plutôt, je ne sais pas si je suis dans le déni. Quand tu déconstruis les choses, tu le fais sur du très long-terme parfois. Et en discutant avec une amie récemment, je me suis rendue compte qu’on avait vécu du racisme sans en avoir conscience. J’ai toujours grandi en pensant que j’étais bizarre et que je ne me comportais pas bien, alors qu’en fait j’ai compris que j’avais simplement eu des professeurs racistes par exemple.

À Genève, le racisme n’est pas avéré, c’est très caché par rapport à la France. C’est aussi en ça que les réseaux sociaux sont importants, j’ai découvert tellement de choses. J’ai découvert le mouvement #PasVosBeurettes. Ça dénonçait tout ce que j’avais pu vivre dans ma vie. Ça m’a fait tellement de bien de voir des gens écrire sur ça. Maintenant que j’ai compris, j’aime bien en jouer : vois moi comme ta b*urette, mais tu ne m’auras jamais. 

Baghdad est disponible sur toutes les plateformes de streaming, et le clip est à visionner sur Vimeo ici !

Laisser un commentaire