It don’t Mean a Thing (If It Ain’t Got That Swing) (1932), In a Sentimental Mood (1935), Caravan (1936), Take the A-Train (1941), etc. Connaissez-vous ces standards du jazz ? Si oui, savez-vous que nous les devons à Duke Ellington, pianiste, compositeur et chef d’orchestre indépassable ? À l’occasion de la sortie de son dictionnaire amoureux sur Duke Ellington, le plus grand compositeur et chef d’orchestre de jazz paru aux éditions Morel (Vienne, Auvergne-Rhône-Alpes) le 9 mai dernier, Charles-André Wentzo en profite pour établir l’inventaire du legs laissé par Duke au jazz et à la musique en général. Écoutons-le nous parler de sa passion ellingtonienne…
Article rédigé par : ZIEL Jérôme
Né dans une famille de musiciens et de mélomanes, Charles-André Wentzo commence à apprendre le piano classique dès l’âge de sept ans. Cependant, ses véritables débuts en tant que musicien coïncident avec sa découverte de la musique de Duke Ellington, alors qu’il n’a que 17 ans. Sa rencontre avec la Harlem Suite et la Liberian Suite, œuvres capitales de Duke Ellington, décideront de son destin : il sera contrebassiste. C’est ainsi qu’il devient musicien professionnel, après avoir étudié au conservatoire de Grenoble, à l’âge de 21 ans. Depuis, il ne s’est plus jamais arrêté.
Duke Ellington, aussi important que Bach et Beethoven !
Bach, Beethoven, puis Ellington ? Selon André, « tous sont des compositeurs incroyables, à chacune de leur époque respective. Au 18e siècle pour Bach ; au tournant des 18e et 19e siècles pour Beethoven ; puis au 20e siècle pour Duke Ellington ».
Bach a composé le même nombre de pièces que Duke Ellington, soit un peu plus de 1.200. Chez Bach, on trouve des suites orchestrales, ou alors des suites pour instrument seul. De même, Ellington a composé ses propres suites. Quant à Beethoven, les neuf symphonies et les quatuors beethovéniens qu’il a laissés sont des œuvres majeures dans le monde de la musique classique.
André poursuit : « la musique d’aujourd’hui, que ce soit le jazz, la musique classique ou contemporaine, découle du travail réalisé par Bach. Quant à l’œuvre de Beethoven, elle est l’une des plus significatives, après Mozart, dans tout le monde musical. Il a amené des sons nouveaux. Il est un précurseur, tout comme Bach avant lui. De la même façon, Ellington se montre un précurseur de la musique du 20e siècle ».
Duke Ellington, Charlie Parker et Louis Armstrong : la trinité du jazz
Dans le monde du jazz plus spécifiquement, André voue un culte particulier à ces trois icônes : Louis Armstrong, Duke Ellington et Charlie Parker. Le premier est un trompettiste figurant parmi les plus grands interprètes du jazz du début du siècle. Selon André, « les spécialistes reconnaissent sa trompette entre toutes. Armstrong est vraiment l’image même du musicien noir de jazz américain ».
Par la suite, Charlie Parker s’est imposé comme le musicien le plus emblématique de la deuxième moitié du 20e siècle, à partir des années 1940/45. « Parker a capté l’attention du public et de la critique avec sa musique entièrement nouvelle, le bebop, laissant une large place à l’improvisation, avec Dizzy Gillespie ».
Bousculé par ces nouveaux courants, alors qu’il faisait depuis 1924 une musique relativement simple et caractéristique de l’entre-deux-guerres, Duke Ellington a dû se remettre en question et changer. « Il a évolué tout au long de sa carrière, contrairement à Louis Armstrong qui est resté fidèle au jazz de la Nouvelle-Orléans, nous explique André. Duke a au contraire expérimenté sans arrêt. En véritable touche-à-tout, il s’est essayé à tous les genres : musiques de films, collaborations avec des chanteuses, notamment Ella Fitzgerald , etc.»
La musique ellingtonienne : en constante évolution
La musique d’Ellington évolue surtout par rapport à son orchestre, qui est son véritable instrument, bien qu’il soit lui-même pianiste à l’origine. Or, sa formation évolue et les musiciens tournent, même si certains piliers demeurent. Ainsi, Harry Carney, sax bariton, est resté fidèle à Duke Ellington pendant toute sa vie, à tel point qu’il est mort six mois à peine après son mentor.
Tous les musiciens de Duke Ellington possèdent de fortes personnalités. En plus d’être de superbes virtuoses, ils sont aussi capables de composer. Si bien qu’ils contribuent énormément à l’élaboration de l’œuvre ellingtonienne. Selon André, « lorsque Duke engage Clark Terry en 1950, par exemple, ce dernier est à l’époque un compagnon de Charlie Parker. Il fait donc partie de tous ces musiciens de la nouvelle génération. Il a par conséquent contribué à rajeunir les cadres de l’orchestre ».
Notre compositeur écrit par conséquent de la musique pour le son de tel sax, pour le timbre de ce trombone ou bien celui de cette trompette, bouchée ou non. Il mixe différentes personnalités musicales et cela donne le style ‘Ellington’. Ce dernier se renouvelle à chacune des décennies que traverse son orchestre : années 30, 40, 50 ou 60. Pour autant, Duke Ellington ne s’est jamais laissé embarquer dans des styles, modes ou conventions d’époque. Il n’a jamais essayé d’imiter ni Count Basie, ni Jimmy Lunceford, ni Chick Webb.
Une musique féminine
Duke Ellington a également travaillé avec des chanteuses incroyables, qui sont autant d’actrices de premier plan dans l’œuvre ellingtonienne. Comme le remarque André, « Duke était un homme très séduisant. Il était toujours poursuivi par une nuée de jolies femmes qui lui réclamaient un autographe ou un baiser. Je l’ai constaté moi-même, alors que nous partagions un ascenseur au Palais de Chaillot à la fin d’un concert. »
.Il faut dire que sa musique est très féminine, sous certains aspects. « Girl’s Suite est le portrait musical de plusieurs femmes. Quand il écrit la suite pour Ella Fitzgerald, l’une des plus grandes chanteuses de jazz, il décrit cette dernière en plusieurs mouvements, de façon magnifique ! Lorsqu’il écrit ses concerts de musique sacrée, il fait appel à une femme formidable, Alice Babs ».
Musique sacrée
De père baptiste et de mère méthodiste, Duke Ellington est lui-même très croyant. Il fréquente régulièrement l’église et va jusqu’à lire trois fois la Bible dans son intégralité. Dans les dernières années de sa vie, à partir de 1965, Duke Ellington décide de se consacrer davantage à l’élaboration d’une musique liée à sa foi. Ainsi naissent ses trois concerts sacrés, capitaux dans son œuvre. Ils ont par la suite été joués dans les plus grandes cathédrales des plus grandes capitales du monde.
Ces trois pièces sont, du propre avis du maître, la chose la plus belle qu’il ait jamais faite. C’est la raison pour laquelle André a beaucoup insisté sur ce point dans son livre. « Car c’était tellement important et capital pour Duke Ellington que je ne pouvais tout simplement pas faire l’impasse ».
Pourquoi un dictionnaire plutôt qu’une biographie ?
Dans sa discothèque, André a rassemblé tout ce que l’on pouvait trouver sur/de Duke Ellington ! Ses amis lui suggèrent alors d’en faire quelque chose, plutôt que de garder tout pour lui, égoïstement. Comme il n’a pas de vocation d’écrivain, il se lance dans la réalisation d’un dictionnaire.
À chaque lettre, il écrit ainsi un article relatif à Ellington. « À la lettre A par exemple, j’ai écrit un article sur l’Afrique. Cela fait référence aux racines africaines de Duke Ellington. Ou ‘Antibes’, en hommage au festival d’Antibes. Je me suis intéressé à la passion ellingtonienne pour la France, évidemment. En 1966, il occupe le terrain à Antibes pendant quatre jours, avec Ella Fitzgerald et ses musiciens. Ils font le buzz, c’est une folie pure ! Il faut l’avoir entendu pour se rendre compte du caractère mythique d’Antibes dans l’œuvre de Duke ».
À la lettre G, il inscrit le nom de ‘Paul Gonsalves’, le fabuleux saxophoniste ténor de Duke Ellington, à la fois démentiel et formidablement génial. On y trouve aussi ‘Goutelas-en-Forez’, entre Saint-Étienne et Roanne, qui abrite un château, autre lieu mythique ellingtonien, dans lequel il enregistre une suite éponyme.
Un dictionnaire sur Duke Ellington truffé d’anecdotes !
André nous livre en avant-première quelques-unes des anecdotes qu’il a consignées dans son ouvrage. « Un jour, un musicien a glissé du poil à gratter dans les manches du maître. Il est arrivé sur scène et il a commencé par faire une danse de Saint-Guy. Le public s’est demandé ce qu’il se passait. Duke se tordait dans tous les sens dans sa veste, à cause du poil à gratter qui s’était répandu partout ! »
En 1956, Duke Ellington est en perdition face à Charlie Parker, Miles Davis ou encore Max Roach venus remplacer la vieille garde dont le maître fait partie. « La même année, au festival de jazz de Newport, son saxophoniste ténor Paul Gonsalves a fait ce qu’aucun musicien de jazz n’avait jamais fait auparavant. Il a enchaîné 27 chorus (32 mesures chacun), soutenu par un orchestre complètement survolté ! Le public, qui était en train de partir, est revenu et il est entré en transe. Grâce à cette performance encore inégalée aujourd’hui, Paul a mis le feu au festival de Newport. À la suite de cela, les affaires sont reparties pour Ellington jusqu’à sa mort survenue en 1974 ».