Dans un article précédent, Amel, héroïne du film de Mehdi Ben Attia L’Amour des hommes, avait commencé à se confier à Ô Magazine. Incarnant à elle seule l’atmosphère libertaire d’une Tunisie post-révolutionnaire, affectée par des circonstances personnelles dramatiques (elle venait de perdre son mari), Amel s’est lancée dans un projet un peu fou. Elle a décidé de faire des portraits érotiques d’hommes rencontrés dans la rue… Suite de son récit (imaginaire) d’après notre interview (bien réel) avec Mehdi Ben Attia.
Eros et le corps de l’homme
« Dans le film que Mehdi Ben Attia m’a consacré, les scènes de prises de vue de modèles masculins dénudés sont les plus réussies. Elles ont le plus retenu l’attention des spectateurs et de la critique. Et pour cause, j’ai abordé mon sujet de façon très directe. Par exemple, l’un de mes modèles, Rochdi Belgasmi, a choisi de jouer le jeu à fond puisqu’il a accepté de se faire photographier, en même temps qu’il caressait son membre durci. À un moment, il a même poussé la provocation jusqu’à me demander : « Ça te plaît ? ». Moi, je ne me suis pas démontée et je lui ai répondu : « J’adore ! » Ce qui était la vérité. Je me souviens que je me suis approchée si près de son bassin que j’aurais pu embrasser son sexe.
« Cependant, le shooting le plus chaud a impliqué deux modèles à la fois. Cette scène m’a d’ailleurs causé une certaine frayeur. En effet, les deux hommes se sont énervés pour une broutille jusqu’à en venir aux mains. En fait, j’ai appris plus tard qu’il s’était agi d’une petite scène convenue à l’avance entre eux, qu’ils ont jouée devant moi pour accentuer l’atmosphère érotique du shooting. Ils ont chorégraphié la séquence, y compris la scène de la bagarre, en s’inspirant des films de kung fu dont ils étaient fans.
« Ce n’est qu’à la fin de leur différend, alors qu’ils avaient repris leur visage hilare tout en m’adressant force clins d’œil, que je me suis rendu compte qu’il ne s’agissait que d’un petit numéro à mon attention. Tout à coup, comme dans une comédie musicale, tout le monde s’est mis à rire. Néanmoins, les frictions, même si elles avaient été feintes, avaient suffi à dégager une tension sexuelle qui s’est vue sur les clichés…
Coïtus interrumptus
« Lors des scènes de prises de vue, la tension érotique était si forte que j’avais le sentiment que j’aurais pu coucher avec chacun de mes modèles. À chaque fois cependant, s’est produit un événement extérieur venant interrompre la scène. Une fois, Sidi Taïeb est venu proposer des rafraîchissements ! Une autre fois, alors que j’avais commencé à photographier un modèle et que je pensais avoir établi le contact avec lui, ce dernier a tout à coup changé d’attitude avant de m’agresser, coupant net tous les élans que je pensais avoir décelés. Enfin, une autre fois, ma belle-mère Souad a fait irruption dans le studio improvisé dans son salon en s’exclamant : « Plus jamais une scène comme ça chez moi ! »
« En y réfléchissant bien, j’en ai conclu que ces interruptions avaient été salutaires. Car si nous étions allés jusqu’au bout, il n’y aurait plus rien eu à chercher. Mon projet d’enquête sur le masculin serait alors devenu sans objet. Cela fut le cas par exemple avec Samy. J’avais entraîné le jeune prof de fac dans un champ, sous prétexte de le prendre en photo. En fait, nous avons fait l’amour, pour la première fois. Après cela, notre relation consommée, j’ai considéré que la série de portraits de lui était terminée. Concernant mon projet tout entier, je ne suis plus parvenue à retrouver la motivation des premiers temps. Ma quête autour du masculin a semblé comme s’éteindre au moment même où j’ai eu l’impression d’avoir trouvé un homme.
Le désir circule, entre Pasolini….
« Malgré mon métier, mon activité et mon regard sur les choses un peu atypique, je ne nie pas être une bourgeoise. Je vis plutôt bourgeoisement, dans un appartement et dans un quartier bourgeois. Le style de vie que je mène dénote une absence de problèmes d’argent. Pour autant, je ne cesse de m’amouracher, ou même de fréquenter des hommes de condition plus modeste. Rabah fait des chantiers ; Abdelhamid est employé dans un salon de coiffure ; Rochdi est le petit ami de la bonne de ma belle-famille.
« Mes relations sont donc pasoliniennes : comme le réalisateur italien, j’apprécie de fréquenter des personnes de condition ouvrière. Ainsi, plutôt que de me limiter à draguer dans mon propre groupe social, j’en franchis les limites et vais voir ailleurs. Car les intellectuels et les petits bourgeois m’ennuient. Je les trouve convenus et compassés, ils n’ont pas ce petit grain de folie exotique que je recherche chez un homme. Car cela va faire tout son intérêt, au point d’éveiller ma curiosité, si bien que je me mets à lui parler…
… et Téchiné
« Cependant, je ne m’intéresse pas aux hommes du peuple uniquement, à la Pasolini, qui a passé sa vie à exalter l’idéal ouvrier. En ce qui me concerne, je ne pense pas faire de fixation sur la classe ouvrière. J’ai davantage une conception dans laquelle le désir circule dans toute la société et ses couches sociales. Comme dans un film d’André Téchiné, qui a construit toute son œuvre en cherchant à briser les barrières sociales enfermant les individus dans leur caste. Nombre de ses films sont construits sur cette hypothèse : le désir circule entre des êtres aussi différents que le jour et la nuit, provenant de milieux totalement opposés.
« Quand on a 17 ans raconte l’histoire d’un gamin venant d’une famille très aisée, qui tombe amoureux d’un autre gamin en très grande difficulté. Les Voleurs met en scène Catherine Deneuve en professeure de philosophie et Benoît Magimel, en petite frappe. Une histoire va pourtant se nouer entre eux. Dans J’embrasse pas, Philippe Noiret incarne Roland Barthes qui rencontre Manuel Blanc, un petit gars tout droit débarqué de sa province. Sous l’œil de la caméra de Téchiné, le désir amène donc des personnages aux parcours très différents à se parler.
Je m’en vais…
« Ah, si l’on ne pouvait vivre que d’amour et d’eau fraîche… Malheureusement, il me faudra bien trouver les moyens de ma subsistance. D’autant que je claque la porte au nez de tout le monde à la fin du film. Je me sépare de Sami, le petit bourgeois chez qui j’avais provisoirement emménagé, trop convenu à mon goût. Je dis au revoir à Sidi Taïeb qui m’a longtemps hébergé et a tellement insisté pour être mon ‘mécène’. Or, en tournant le dos à ces personnes, j’ai également tourné le dos à leur aide matérielle.
« Si bien que lorsque je pars, je ne sais pas très bien où je vais. Ni ce que je vais devenir. Je vais devoir trouver le moyen de vivre de mon art, mais ce n’est pas facile. Car si j’ai la chance d’exposer, je ne vends pas suffisamment. Et je n’ai pas vraiment appris à être indépendante. Quand j’étais avec mon mari, ce dernier subvenait aux besoins de la maisonnée. À son décès, Sidi Taïeb a gentiment continué de m’aider et de me soutenir. Après que je me suis enfuie de chez lui, Sami m’a proposé de venir m’installer chez lui… Finalement, pendant toute la durée du film, j’ai passé mon temps chez les autres.
« À tel point que l’habitacle de la voiture dans laquelle je circule dans les rues de Tunis à la fin du film est devenu ma ‘chambre à moi’. Et je savoure pour la première fois le fait de posséder un espace à moi toute seule.
… et marche seule
« Dans le film, de nombreux plans me montrent seule. Je marche seule dans la rue. Ou alors je suis seule au balcon pour prendre l’air. Je vais seule, encore, au cimetière, etc. Quand la caméra m’isole, je lui donne quelque chose que je ne montre pas quand je suis en société : une sorte de vérité, la mienne. On dit qu’on voit réellement qui sont les gens lorsqu’ils sont seuls. Dans la vie, quand on est en société, on a un visage, un moi social. La vérité est dans la solitude, j’en suis persuadée.
« De plus, la source de mon énergie créatrice provient de la solitude. On a besoin d’être au clair avec soi-même pour créer. On ne peut pas être tout le temps, en permanence, avec les autres. Y compris avec son amoureux. La solitude fait peur, mais elle est libératrice. J’ai besoin d’elle pour aller de l’avant, travailler sur mes projets et finalement, accomplir mon destin… »
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