Le 24 mai prochain, l’Autorité de régulation de la communication audiovisuelle et numérique (Arcom) sera fixée. Le tribunal judiciaire de Paris ordonnera-t-il finalement aux fournisseurs d’accès internet de bloquer les huit sites de pornographie en ligne n’ayant pas encore mis en oeuvre la vérification de l’âge destinée à empêcher l’accès des mineurs ? Face à ces mesures d’urgence, plusieurs questions se posent : quelle est l’ampleur du phénomène chez les jeunes ? Quelles sont les mesures législatives d’ores et déjà applicables ?
Article rédigé par : ZIEL Jérôme
Pour répondre à ces questions, nous avons rencontré Neil Thurman, professeur de communication à la LMU Munich et Senior Honorary Research Fellow à la City University de Londres. Comme il le rappelle, plusieurs États démocratiques cherchent à réduire l’exposition des moins de 18 ans aux contenus pornographiques en ligne (France, Royaume-Uni, Allemagne, Canada, Utah).
Tous ces États ont des législations déjà en vigueur, ou bien sur le point d’être adoptées. D’autres pays envisagent des restrictions : Pologne, Islande, Irlande, etc. Neil cherche donc à savoir si ces lois atteignent leur objectif, en sondant les habitudes des jeunes. Dans sa dernière enquête, parue en avril dernier*, il s’est penché sur l’exposition des jeunes Français de 15 à 17 ans aux contenus pornographiques en ligne. Pour Ô Magazine, il a bien voulu dévoiler les principaux enseignements de son étude.
La France, pays leader dans la lutte contre la consommation de pornographie en ligne par les adolescents
Neil reconnaît que la France est l’un des premiers pays démocratiques à avoir promulgué une loi visant à restreindre l’accès des jeunes à tout contenu pornographique en ligne, dès juin 2020. Par la suite, un décret paru le 8 octobre 2021 au Journal officiel a permis au CSA d’obliger les sites pornographiques à interdire leur accès aux mineurs. Ce dispositif était prévu par l’article 23 de la loi du 30 juillet 2020, visant à protéger les victimes de violences conjugales.
De son côté, fait observer Neil, le Royaume-Uni a voulu procéder à une restriction similaire dès 2017, sans toutefois y parvenir. En effet, Boris Johnson a par la suite refusé de promulguer la loi en question, sans doute pour des raisons électorales. Officiellement, il en a souligné les défauts, étant donné qu’elle ne couvrait pas les réseaux sociaux. Une nouvelle loi est actuellement en préparation outre-Manche afin de corriger ce point.
Sanctions : amendes, blocage
Les amendes ont ceci de problématique qu’elles sont difficiles à mettre en œuvre, reconnaît Neil. Souvent, le site de pornographie en ligne incriminé est domicilié à l’extérieur des frontières nationales. En revanche, le blocage de l’accès, tel qu’autorisé par l’article 23, s’avère plus efficace.
Si on compare l’article 23 de la loi française avec la Online Safety Bill prévue par le Royaume-Uni, on constate que cette dernière promet d’aller plus loin. Selon Neil, « les amendes pourront aller jusqu’à 18 millions de livres ou bien représenter 10% du chiffre d’affaires mondial du site visé. Par ailleurs, ses managers pourront écoper de peines de prison ».
La UK Online Safety Bill représente donc un pas important dans la lutte contre le libre accès aux contenus pornographiques en ligne, par ailleurs également accessibles via les réseaux sociaux et autres moteurs de recherche. Or, Facebook, Twitter, etc. ont des filiales au Royaume-Uni. Il sera donc plus facile de sanctionner ces sociétés. Ce qui n’est pas le cas des sites pornographiques dédiés qui, eux, se cachent dans des paradis fiscaux.
Difficultés d’application de l’article 23
La clé consiste par conséquent à retrouver les propriétaires des sites de pornographie en ligne. En France, l’article 23 prévoit que ces derniers soient notifiés et qu’ils aient bien reçu cette notification. Or, cela peut se révéler compliqué pour les raisons évoquées plus haut.
Ainsi, Neil rappelle que PornHub est domicilié au Canada. D’autres plateformes parmi les plus connues se situent en République tchèque ou à Malte, etc. De façon générale, si on recherche l’identité de leurs propriétaires, on se rend compte que la tâche est compliquée. Ces derniers s’abritent derrière des sociétés écrans pour préserver leur anonymat et ainsi éviter toute difficulté judiciaire.
Enfin, les sites en question se défendent en avançant l’argument de la discrimination. L’Arcom a demandé le blocage de huit sites précisément en France, parmi lesquels PornHub, YouPorn, RedTube, Tukif, Xvideos, etc. Or, il existe des centaines de sites de pornographie en ligne… sans compter les réseaux sociaux et les moteurs de recherche. Neil rappelle ainsi que « 31% des adolescents français ont ainsi eu accès à des contenus pornographiques via les réseaux sociaux ». Or, les sites visés par l’article 23 font observer que la loi doit être la même pour tous.
Un échantillon représentatif de la population française des 15-17 ans
Concernant la méthodologie que Neil a employée, il a eu recours à l’Ifop, qui « elle-même a fait appel à l’échantillon Bilendi regroupant 750.000 personnes en France. Parmi elles, nous avons sélectionné des personnes ayant 15, 16 et 17 ans. Cela nous a permis de constituer un panel aussi représentatif que possible de la population adolescente en France ».
Neil a ainsi sélectionné un échantillon autant constitué d’hommes que de femmes. « Dans le cas contraire, les résultats de l’enquête auraient été biaisés », précise-t-il. Il a ainsi découvert que les deux sexes étaient également susceptibles d’avoir consulté au moins une fois dans leur vie des contenus pornographiques. Simplement, « les jeunes hommes visitent les sites de pornographie en ligne plus fréquemment que les jeunes femmes ».
En outre, Neil a perçu des différences dans les habitudes des adolescents en fonction de leur milieu social. « Dans les familles de cadres, les adolescents visitent les sites de pornographie en ligne moins fréquemment que dans les milieux plus modestes. On peut en déduire que leurs parents surveillent d’un peu plus près leur utilisation d’internet. Cependant, les enfants de cadres ont accès à des contenus pornographiques plus fréquemment par le biais de DVD ou de magazines. Il est donc possible que le contrôle parental de l’utilisation d’internet aboutisse à des stratégies d’évitement du porno en ligne, au profit d’autres sources ».
Neil a constaté avec surprise la relative fréquence avec laquelle les adolescents consultaient les sites pornographiques. « 40% des adolescents français accédant à du contenu pornographique par le biais de sites spécialisés se rendent sur de tels sites mensuellement. Pour un grand nombre d’entre eux, la fréquence est même hebdomadaire ».
Plus d’ambition si l’on veut réellement diminuer la consommation de pornographie en ligne par les adolescents
Vis-à-vis des parents d’adolescents, les résultats de l’étude de Neil démontrent l’existence d’habitudes de consommation discutables par leurs enfants. En effet, tous les parents n’ont pas nécessairement conscience de la fréquence de l’exposition de leurs enfants. D’autant que l’enquête a peut-être sous-représenté la réalité, malgré l’anonymat des réponses.
Vis-à-vis des décideurs politiques, cela montre que le l’Arcom doit élargir sa cible en allant au delà- des huit sites pornographiques qu’elle visait au départ. Même si elle a jouté à sa liste YouPorn et RedTub le 27 avril dernier. En effet, les adolescents consultent un éventail de sites pornographiques bien plus étendu, sans compter l’accès par les réseaux sociaux et les moteurs de recherche !
Des procédures de vérification de l’âge plus efficaces
Quant aux méthodes de vérification de l’âge, elles sont désormais plus efficaces. Il ne s’agit plus simplement de cliquer sur un bouton pour confirmer son âge (‘J’ai 18 ans ou plus’). Car cela ne constituait pas vraiment une vérification à proprement parler.
Il existe à présent de nombreux moyens de vérification de l’âge des internautes : par le biais d’une carte de crédit, par exemple. La banque qui aura fourni cette carte est susceptible de se porter garante de l’âge de son porteur. Cela peut aussi passer par le fait de montrer sa carte d’identité à un commerçant de proximité. Ce dernier fournit en retour un code que l’on peut ensuite entrer sur le site. Ou encore, il existe des logiciels de reconnaissance faciale qui estiment l’âge de l’internaute, à quelques années près. On peut enfin citer le projet européen visant à développer un système de vérification de l’âge.
Fin du libre-accès aux sites de pornographie en ligne
Le 24 mai prochain, les tribunaux vont finalement décider si les sites incriminés par l’Arcom seront bloqués ou non. Comme l’anticipe Neil : « si c’est le cas, nous ferons alors une autre enquête. En rapprochant les résultats obtenus de ceux de l’enquête actuelle, nous pourrons alors mesurer l’efficacité réelle des mesures envisagées ».
* Thurman, N., Nalmpatian, A., & Obster, F. (2022). Lessons from France on the regulation of Internet pornography: How displacement effects, circumvention, and legislative scope may limit the efficacy of Article 23. Policy & Internet, 1–21.