Comment devient-on un mâle dominant ? Que se passe-t-il pendant que les petits garçons fréquentent la maternelle ? Au début, ils n’ont pas de conscience de genre. Ils ne sont que des enfants. Puis, petit à petit, ils changent et rejoignent, avec plus ou moins de succès, le club des garçons. La sociologue Judy Y. Chu s’est penchée sur ce glissement. Elle l’évoque dans son livre Quand les garçons rejoignent le club des garçons, paru aux éditions First (Paris) le 20 janvier dernier. Wendy Delorme, qui a préfacé l’édition française, nous en parle avec ses mots de romancière et de chercheuse. Derrière son analyse froide des travers de la société patriarcale, affleure son émotion, notamment quand elle évoque la violence que les garçons se font à eux-mêmes et aux autres. Au nom de la masculinité…
Wendy se souvient des circonstances dans lesquelles elle en est venue à préfacer Quand les garçons rejoignent le club des garçons… L’éditrice assistait à une lecture publique de la romancière à la librairie Libertalia de Montreuil. Wendy lisait un extrait de son dernier roman Viendra le Temps du feu, dont le personnage masculin principal s’appelle Raphaël. Or, Raphaël est un « déserteur de la masculinité », autrement dit un jeune homme qui refuse d’être un dominant.
L’éditrice a par la suite contacté Wendy pour lui dire qu’elle avait été sensible à sa lecture. Elle a ajouté qu’elle était en train de faire traduire un livre de sociologie sur un sujet voisin, et lui a proposé d’en écrire la préface. « Pourtant, se souvient Wendy, je ne suis ni sociologue, ni psychosociologue. Je ne travaille pas non plus sur l’enfance… mais sur le sexisme dans les médias. Mais l’éditrice m’a dit que cela n’avait pas d’importance, car c’était ma plume de romancière qui l’intéressait. J’ai donc accepté sa proposition ».
L’appel du club des garçons
Judy Y. Chu a donc choisi de travailler sur un groupe de petits garçons scolarisés en maternelle. Son livre rapporte les résultats de son enquête sur l’émergence des traits de la masculinité chez ces derniers. Selon Wendy, « Judy a voulu situer son travail en amont d’un âge pivot au-delà duquel les enfants adoptent l’identité propre à leur genre ». Or, c’est à partir du moment où les enfants fréquentent l’école maternelle qu’ils commencent à recevoir des injonctions assez précises, concernant les attentes de la société. « Autrement dit, explique Wendy, c’est à partir du moment où les enfants sont socialisés qu’ils en viennent à se soumettre à de telles injonctions. Car ils veulent intégrer le groupe de leurs semblables ».
Or, pour parvenir à rejoindre le club des garçons, il y a un prix à payer, en termes d’authenticité émotionnelle. « Cela coupe un peu le lien aux autres, explique Wendy. Cependant, les enfants comprennent que l’appartenance à ce club va les valoriser. Ils en seront récompensés. Pour la plupart, l’allégeance est plus simple, quitte à abandonner certains traits de leur personnalité authentique. Tout plutôt que de subir la honte de ne pas y arriver ! »
Judy Y. Chu et les Men’s Studies (études des masculinités)
Selon Wendy, « le travail de Judy explore les sources de l’inégalité structurelle entre les sexes. Et souligne que cette inégalité n’est bonne ni pour le sexe dominé, ni pour le sexe dominant qui paye le prix de sa domination ».
De ce point de vue, Quand les garçons rejoignent le club des garçons se rattache aux études sur les masculinités. Raewyn Connell, sociologue australienne à l’origine du courant des Men’s Studies, montre ainsi que la masculinité se construit sur un modèle hégémonique vis-à-vis de masculinités subalternes, excluant certains individus sur des critères de race, classe sociale ou orientation sexuelle. Selon Wendy, « Judy Y. Chu se rapproche de ce courant d’études en ce qu’elle nous permet de mieux comprendre ce que c’est, finalement, que d’être un homme. Et c’est hyper important ».
Une « crise de la masculinité » salutaire
Aujourd’hui, cette hégémonie masculine est en crise, comme le montre Francis Dupuis-Déri, chercheur québécois. Il relie notamment la thématique récurrente de la « crise de la masculinité » au mouvement en faveur de l’égalité entre les sexes. Ce dernier se décline dans tous les domaines, depuis le mouvement des suffragettes ayant abouti à la conquête du droit de vote des femmes, jusqu’à leur accès à des métiers autrefois réservés aux hommes. Comme le remarque Wendy, « à chaque fois que nous assistons à une poussée féministe, surgit la thématique de la ‘crise de la masculinité’. Comme si l’égalité des sexes mettait en péril l’identité masculine. ‘Regardez ce que ça nous fait à nous, les hommes, quand les femmes prennent le pouvoir !’, nous disent alors les masculinistes ».
Effectivement, le fait de tendre vers l’égalité redéfinit forcément les rapports entre les sexes. Ainsi, à la crise de la masculinité répond une crise de la féminité. « Car cela bouleverse les archétypes qui perpétuent le système d’inégalité ». Seulement, le rééquilibrage du système et des rapports entre les sexes a du bon finalement. « Comme dans tout système, si on change un élément, cela va avoir des répercussions sur d’autres éléments. L’identité masculine s’appuyait à une certaine époque sur le seul accès des hommes à certains métiers. À un moment donné, ce monopole a volé en éclats. Cela a provoqué les lamentations des masculinistes qui souhaitaient que les privilèges acquis le restent ».
Une période charnière marquée par une plus grande égalité
Wendy salue l’évolution de la société actuelle vers une plus grande égalité entre les sexes. « Il y a une conscientisation croissante de la nécessité de faire évoluer les modèles issus du patriarcat. Il y a plus en plus de podcasts, d’ouvrages sur le sujet. Je pense notamment aux podcasts de Charlotte Bienaimé “Un podcast à soi” sur Arte radio ». Charlotte est une journaliste dont le travail est très documenté, très beau aussi, avec beaucoup d’extraits littéraires et de nombreuses interviews bien menées. Elle fait un vrai travail de sociologue, en somme, sur ces questions d’égalité homme-femme ».
L’un de ses angles d’approche consiste à analyser le partage des tâches domestiques au sein des foyers. Dans son podcast « Papa où t’es », « qui vient en complément de la lecture de l’ouvrage de Judy Y. Chu », elle s’intéresse à la façon dont un jeune couple conscientisé, nouvellement parent, organise la répartition des tâches ménagères. Alors qu’ils se croyaient un couple égalitaire moderne, ces jeunes gens se sont révélés en fait encore fortement déterminés par des modèles patriarcaux profondément ancrés. Ce sont des modèles finalement très difficiles à déconstruire !
La masculinité au miroir des garçons authentiques
« Quolibets, moqueries, coups, humiliations. La somme de violences physiques, verbales et symboliques que subissent les enfants dans l’apprentissage du genre est inouïe. »
Wendy Delorme, préface de Quand les garçons rejoignent le club des garçons par Judy Y. Chu, publié aux éditions First (2022), page 17.
Dans sa préface, Wendy s’intéresse aux hommes qui « n’y arrivent pas très bien avec la masculinité ». À ces « garçons manqués », Wendy voudrait dire que ce n’est pas grave. « Finalement, c’est là que se trouve la beauté de l’individu, dans les zones où il n’y arrive pas très bien. Davantage que pour ceux qui parviennent à parfaitement bien se conformer. Personnellement, j’ai l’impression que les garçons, puis les hommes qui n’arrivent pas très bien à être des mâles dominants sont plus authentiques dans leurs zones de fragilité. C’est le sens du livre, je crois, que de parler de cette authenticité ».
Ces zones de fragilité représentent l’endroit par lequel ces êtres vont pouvoir se connecter de façon authentique avec les autres. Wendy en est convaincue : « Il vaut mieux n’avoir que deux amis très proches, avec qui on a une connexion réelle. Plutôt que de représenter le parfait exemple de la réussite sociale qui connaît plein de monde, mais qui n’est pas authentique ».
Simplement, il faut être prêt à payer le prix de ce défi lancé au club des garçons. Wendy évoque alors le livre Pour en finir avec Eddy Bellegueule, dans lequel Édouard Louis évoque la violence qui ravage les cours de récré. « Quand on est parent, on a peur de cela pour ses enfants. C’est quelque chose dont on ne parle pas assez, la violence qu’exercent les garçons sur d’autres garçons pour qu’ils se conforment ».
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Let Boys Cry !
Le club des garçons s’intéresse aux prémices de la masculinité chez les jeunes garçons. Il montre son caractère toxique, en ce qu’elle ne profite finalement à personne. Selon Wendy, on ne parle pas assez de la violence subie par les enfants. Le patriarcat inflige beaucoup de souffrance à tout le monde. Non seulement à la catégorie opprimée économiquement, sexuellement, physiquement, symboliquement ou verbalement. En l’occurrence, les filles et les garçons voulant rester authentiques. Mais aussi à la catégorie dominante. « Finalement, le coût psychique de la mutilation émotionnelle que s’infligent les garçons est énorme ». En lieu et place, Wendy suggère d’autoriser les garçons à être sensibles, à pleurer même, « en leur donnant la possibilité d’être émotionnellement intègres ».