Les nouvelles couturières à domicile à l’ère du numérique

Les nouvelles couturières à l'âge d'Internetàl'

La couture souffre d’une image désuète. Les femmes modernes se voient davantage en business women ou en aventurières, plutôt qu’en couturières à domicile ! C’est oublier les trésors de talent et d’ingéniosité longtemps déployés par les couturières du quotidien. C’est oublier également que certains grands couturiers, tel Azzedine Alaïa*, ont commencé eux aussi à coudre à domicile pour une clientèle attirée par le bouche-à-oreille. Enfin, c’est oublier le renouveau connu par le secteur grâce au numérique.

19e siècle : le temps de l’exploitation

Un travail sous-payé

Qu’est-ce qu’une ouvrière à domicile ? Cette appellation désigne toute personne liée à une autre par un contrat de travail écrit ou verbal et travaillant à domicile. Ce travail est généralement réalisé dans un atelier familial. Ainsi, les ouvrières travaillent souvent en couple : les coupeurs de fourrure sont secondés par les couseuses de boutons, les fourreuses et les finisseuses.

Leur rémunération est souvent dérisoire, même si elle prend en compte une majoration de 15 % sur celui réalisé en atelier. Cette majoration est censée dédommager l’ouvrière des frais d’entretien et d’amortissement de sa machine… et de l’incertitude des lendemains. En effet, l’ouvrière à domicile n’est jamais assurée de recevoir une nouvelle commande au moment où elle livre son ouvrage terminé.

Un travail systématiquement dévalorisé…

Pour justifier la faible rémunération versée aux ouvrières à domicile, tous les arguments sont bons pour le patronat. Dans la mesure où ces dernières sont “libres”, qu’elles s’organisent comme elles le veulent, il est normal qu’elles n’aient pas droit aux mêmes avantages que les autres travailleuses soumises à la surveillance du contremaître dans les ateliers.

Le patronat considère que la rémunération des ouvrières à domicile constitue un simple dédommagement pour la peine que ces femmes se donnent pour travailler tout en surveillant leurs enfants et en soignant leurs vieux parents. Et d’ailleurs, ce même patronat souligne que la nature de ce travail est fruste : n’importe quelle femme sachant tenir une aiguille peut le faire, sans apprentissage.

… alors qu’il est vital pour de nombreux secteurs

Et pourtant, le travail à domicile est la base sur laquelle se sont établis les secteurs de la perruque, de la pipe, de l’horlogerie, du travail de la corne et des pierres fines. Sans oublier le tressage des chapeaux de paille, les broderies perlées, ou bien encore le béret basque.

Les nouvelles couturières à domicile
à l'âge d'Internet
La fileuse et la coupeuse de chiquettes, (c) Askenasi-Neuckens A. et Galle H., op. cit.

Les années 70/80 : le destin d’une couturière à domicile

La période de l’après-guerre apporte son lot de lois sociales et d’encadrement de la production qui mettent fin à l’exploitation brutale des ouvrières textile. Cependant, les conditions de travail demeurent difficiles. Prenons l’exemple de Monique**, qui par son parcours symbolise l’évolution de la filière textile française.

Monique à l’usine

Monique se passionne pour la couture dès l’âge de 12 ans. Elle demande même une petite machine à coudre pour Noël.  Dans les années 60, les filles qui n’excellent guère dans les études sont orientées soit vers l’école ménagère, soit vers la couture. Monique prend spontanément la seconde option. À 15 ans, elle travaille dans une usine pendant l’été. Monique est si bonne couturière que sa patronne souhaite même l’embaucher à plein temps. Mais sa mère l’oblige à passer d’abord son CAP de Mécanicienne en Confection.

Avec son salaire, Monique s’achète un Solex et à 17 ans, CAP en poche, elle part travailler à l’usine pour de bon. Elle intègre une équipe de trente employées travaillant pour la marque “Duchesse Anne” où les vêtements sont fabriqués à la commande de A à Z (fabrication du tissu comprise), avant d’être expédiés à Paris. Les ouvrières sont  chronométrées : les temps réglementaires sont de 2 heures pour la confection d’un manteau, 40 à 50 minutes pour une robe selon le modèle, 35 minutes pour une jupe. Les temps de référence sont calés sur ceux de la couturière la plus rapide.

Puis Monique change d’employeur : elle suit une modéliste qui monte sa propre affaire. Dans cette usine-là, les ouvrières reçoivent les tissus et travaillent uniquement à la commande en produisant des modèles de vêtement standardisés. Monique arrête le travail à l’usine à la naissance de son premier enfant.

Monique se met à son compte

Par la suite, elle prend plaisir à continuer la couture, à domicile cette fois, en fonction des demandes de ses clientes qui entendent parler d’elle par le bouche-à-oreille. Elle trouve son inspiration en faisant les boutiques lorsqu’elle se rend en ville. Chaque semaine, elle se rend au marché pour acheter des tissus. Elle s’abonne également au magazine Burda fondé en 1949 et proposant aux couturières des patrons leur permettant de réaliser des vêtements inspirés par les grands créateurs. Elle se spécialise dans la confection de voilages, rideaux, housses de canapé et, bien sûr, de vêtements, pour sa famille et aussi pour ses clientes.

Couturière à l'oeuvre
(c) Anonyme

Ces dernières l’appellent avant de se déplacer. Elles ont généralement déjà en tête une idée assez précise de ce qu’elles souhaitent. Monique les conseille sur la matière, le métrage, les magasins de tissus auprès desquels elles peuvent se fournir. Monique retire une grande satisfaction de son activité, se sentant valorisée aux yeux des autres, même s’il faut bien reconnaître qu’elle n’est pas bien payée pour la peine qu’elle se donne.

2020 : les couturières à domicile passent au numérique

Quatre copines de classe décident de se lancer dans la confection à domicile

À l’ère de la mondialisation et d’Internet, à l’autre bout du globe, aux Philippines, quatre jeunes étudiantes décident de monter leur junior entreprise en se lançant dans la confection à domicile. Kaira est une bonne crocheteuse, parfaitement en phase avec son temps pour imaginer et réaliser des tops sexy au crochet. Jyl est spécialisée dans la fabrication de boucles d’oreilles. Roselyn réalise les photos promotionnelles, tout en participant activement à la bonne marche générale de l’entreprise. Chin est douée pour l’informatique et s’occupe des médias sociaux. En dehors de leur affaire de confection, elles étudient différents sujets allant de la psychologie à l’aéronautique.

Les quatre co-fondatrices de la junior entreprise ustonish_
De haut en bas, de gauche à droite : Roselyn, Jyl, Kaira et Chin

Elles ont une clientèle locale, qu’elles livrent directement à domicile. Là encore, leur réputation se fonde sur le bouche-à-oreille. Cependant, elles veulent s’appuyer sur les médias sociaux pour accroître leur marché.

Le numérique, source d’information et de nouveaux débouchés

Elles font des recherches sur Internet pour savoir comment se positionner par rapport à la concurrence. Comme elles ont peu de capital, elles ont recours aux médias sociaux pour communiquer avec leur clientèle via Instagram et Facebook : elles postent des photos de leurs produits et communiquent sur leurs opérations promotionnelles. Instagram offre la possibilité d’ouvrir une boutique en ligne, ce qui simplifie la gestion de leur “service client”.

Leurs prix prennent en compte le coût des matières premières — tissus, fils et autres matériaux achetés sur place –, la main d’œuvre et l’expédition. Par exemple, un top nécessite une à deux journées de travail et les boucles d’oreilles, une journée entière. Bien entendu, elles réalisent une veille concurrentielle afin d’ajuster au mieux leurs prix — généralement en dessous de la concurrence. Leur rythme de production s’établit à une vingtaine de tops et une cinquantaine de paires de boucles d’oreille par mois.

Pour le moment, cette activité leur apporte un revenu d’appoint. Elles apprennent beaucoup, non seulement concernant leur art, mais aussi sur les aspects pratiques et commerciaux de leur activité. Cela vient enrichir le contenu théorique de leurs cours universitaires.

Le challenge auquel font face les couturières à domicile

Nous distinguons par conséquent trois grandes phases dans l’évolution de la couture à domicile. Premièrement, les ouvrières à domicile du 19e siècle, malgré leur peine et leur talent, restent dépendantes de donneurs d’ordres qui déterminent leur statut et leur rémunération. Deuxièmement, Monique se limite à desservir un cercle restreint de clientes qui ont entendu parler de son savoir-faire.Troisièmement, les nouvelles couturières comptent sur le numérique pour remédier à ces deux obstacles. Internet leur permet d’élargir leur clientèle, tout en se passant d’intermédiaire.

Cependant, le problème de la rémunération minimale demeure, du fait de la nature même de leur activité, qui nécessite énormément de travail. Pour en venir à bout, il faudrait réaliser des économies d’échelle, en passant d’une activité artisanale à une production en grandes séries. Mais nous quittons alors le domaine de la confection artisanale pour aborder celui de l’industrie de masse…

Chères lectrices, faites-vous régulièrement appel à une couturière pour confectionner vos vêtements ou bien préférez-vous acheter du prêt-à-porter ? Dans le premier cas, n’hésitez pas à nous faire part de votre expérience (type de relations que vous entretenez avec votre couturière, type de vêtements et articles textile que vous lui commandez).

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