Seine-Saint-Denis : entraide et solidarité pendant la crise sanitaire

Entraide et solidarité en Seine-Saint-Denis, par Jean-François Laé (sociologue)

Vous souvenez-vous de la façon dont vous avez vécu la crise sanitaire — à son pic notamment, pendant le confinement du printemps 2020 ? En Seine-Saint-Denis, une grande proportion de la population vit déjà avec des revenus proches des minimas sociaux. En analysant les 50.000 appels passés par les agents départementaux pour s’enquérir de la situation des personnes les plus vulnérables, Jean-François Laé, sociologue et professeur à l’université Paris 8 de Saint-Denis, a été frappé par un phénomène. Ce sont les femmes qui sont spontanément montées au créneau, jouant ainsi un rôle pivot dans la lutte contre les situations de détresse déclenchées par la crise. Dans son livre Parole donnée – entraide et solidarité en Seine-Saint-Denis en temps de pandémie, publié le 6 janvier dernier aux éditions Syllepse avec le soutien du Département, Jean-François Laé a témoigné de l’élan de solidarité qu’il a vu se déployer sous ses yeux. Interview…

Jean-François Laé se définit comme un enquêteur social sur le monde des HLM et celui des guichets. Comme il le dit lui-même : « je travaille en Seine-Saint-Denis depuis 40 ans. J’emmène les étudiants enquêter au tribunal, aux urgences, autour des guichets administratifs… Voilà, chacun ses passions. Ça, c’est la mienne ! » Lorsqu’il n’est pas sur le terrain, Jean-François enseigne à l’Université Paris 8 de Saint-Denis. Il a aussi publié de nombreux ouvrages de sociologie narrative, sa spécialité. Parmi ces derniers, citons Dans l’œil du gardien (éditions du Seuil, 2015), qui raconte la vie de gardiens de cités HLM. Ou encore ‘Johnny, j’peux pas me passer de toi’ (éditions Bayard, 2019), dans lequel, avec Laetitia Overney, il analyse les 10.000 pages du livre d’or de Johnny Hallyday ouvert à l’église de la Madeleine.

La Seine-Saint-Denis, au long cours

Jean-François commence à travailler avant la construction des HLM, à la toute fin des années 60. Il découvre alors les bidonvilles de la ceinture parisienne. « On a tous en tête les bidonvilles de Nanterre, mais la Seine-Saint-Denis en était également couverte. Il y en avait sur le territoire s’étendant entre Paris 8 et le centre de Saint-Denis, par exemple. Idem sur le site actuel du Stade de France ». Les logements précaires, sans chauffage, constituaient le réalité quotidienne du département. « 1950, cela peut paraître lointain mais c’est aussi récent. À l’époque, le chauffage au bois était partout : ses fumées se répandaient dans toute la Seine-Saint-Denis ».

Puis les premiers HLM sont apparus à partir du début des années 1970. À l’époque, c’était formidable ! Il s’agissait de logements neufs, munis de baies vitrées, avec une salle-de-bains dans chaque appartement et le chauffage central ! « On avait construit ces grands ensembles pour qu’ils durent 40 ans. 70 ans après, les grandes barres sont toujours là, usées, fatiguées. Et on fait ce qu’on peut pour les rénover ».

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La Seine-Saint-Denis, terre de « scènes premières »

« Si je devais définir mon travail, poursuit-il, cela serait à la fois du point de vue de la longue durée (histoire) et du quotidien (scènes de vie). J’appelle ‘archaïques’ les scènes où se mêlent ces deux dimensions ». Ainsi, il observe les audiences au tribunal de Bobigny, véritables « scènes premières » pour lui. De même, en ce qui concerne l’hôpital, les urgences, ou même Paris 8. Là, des jeunes de 17 ans et demi arrivent, avec des yeux grand ouverts. « Les filles ont des mini-jupes ou bien elles portent le voile… Ou bien les deux, pour celles qui se changent en chemin avant de rentrer au domicile familial, à Stains ou ailleurs. J’appelle ces scènes ‘archaïques’ car, même si elles sont banales, elles se retrouvent partout, à toutes les époques ».

Seine-Saint-Denis : entraide et solidarité pendant la crise sanitaire
(c) Jean-François Laé

Solidarité en Seine-Saint-Denis face à la crise sanitaire

Pour écrire son ouvrage Parole donnée, Jean-François a analysé les 50.000 messages téléphoniques laissés par les agent(e)s du Conseil départemental (des femmes à 85 %). Ces derniers (dernières) étaient chargé(e)s de prendre des nouvelles des personnes les plus vulnérables. Il a pu constater la grande détresse de nombreuses personnes âgées. Leurs filles et petites-filles les ont beaucoup aidées. Pour celles et ceux qui étaient dénués de soutiens familiaux, les associations ou le voisinage ont pris le relais.

Une chose a alors frappé Jean-François. 20.000 personnes n’ont pu être jointes, car elles avaient changé de numéro de téléphone. Ou bien elles refusaient de répondre, même quand on les appelait plusieurs fois. « Nous avons alors essayé d’interpréter les raisons pour lesquelles ces gens âgés ne répondaient pas. On leur a peut-être appris à ne pas répondre au téléphone, sauf à leurs filles, leurs fils ou leurs cousins. Je me suis alors rendu compte que la pandémie avait provoqué des peurs terribles : des autres, de descendre dans la rue pour y faire ne serait-ce que quelques pas. Les gens sont restés enfermés, réellement. Ils étaient terrorisés ».

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Le rôle de la filiation, féminine notamment

Jean-François a également noté que les filles, petites-filles, cousines étaient allées directement aider certaines femmes âgées à la dérive. Comme il l’explique, « elles l’ont fait discrètement, silencieusement. Les solidarités familiales ont donc joué à plein en Seine-Saint-Denis pendant cette pandémie, un peu sur le modèle des sociétés traditionnelles ».

Selon Jean-François, la « longue durée » s’est appliquée aux modèles de filiation. Ces familles fonctionnaient déjà sur ce principe il y a 70 ans. Le fait que les petits-enfants parlent encore la langue du pays d’origine a sans doute joué un grand rôle. C’est la raison pour laquelle Jean-François milite pour le plurilinguisme aux guichets administratifs. En effet, en Seine-Saint-Denis, une grande partie des administrés est issue de l’immigration. « Je trouverais cela normal, nous dit-il. Cette démarche inclusive est déjà mise en pratique dans des pays tel que le Canada. Là-bas, les guichets sont tous au moins bilingues ! »

Les femmes à la rescousse !

Afin d’expliquer le rôle prépondérant des femmes dans l’élan de solidarité en Seine-Saint-Denis, Jean-François met en avant un substrat culturel qui a la vie dure ! Pour lui, « le féminin tricote plus facilement des arrangements que les hommes entre eux. De fait, dans une famille, en cas de coup dur (décès, hospitalisation, etc.), les filles sont les premières à monter au créneau. Les fils disent à leurs sœurs : ‘Oui, vas-y, tu fais ça très bien !’ »

Jean-François a tenu à nous raconter une anecdote révélatrice selon lui de la solidarité féminine. « Devant Paris 8, le Secours Populaire avait commencé à disposer des tables pour une distribution. Puis j’ai vu trois étudiantes installer une table à l’écart, en y posant de petits objets. Je m’approche et je constate qu’il s’agissait d’un espace féminin, avec tout l’équipement pour lutter contre la précarité menstruelle : serviettes hygiéniques, tampons, coupes menstruelles, etc. J’ai trouvé ça très touchant que des filles de 20 ou 22 ans s’occupent ainsi du sort d’étudiantes plus jeunes ».

Les institutions dépassées par les initiatives venues « d’en bas »

Jean-François salue ainsi les innombrables initiatives nées du terrain, en dehors de tout « système ». « Je pense aussi au travail mené par les associations locales comme le Secours Populaire. Toutes ces personnes ont été incroyablement présentes, attentives, réactives. »

Par contraste, Jean-François s’étonne que les grands décisionnaires n’aient pas mieux anticipé les situations d’urgence. Ainsi, « le repas à 1 € aurait dû être mis en place par le Crous 15 jours après le début de la crise. Pas un an après ! Là où une institution met un an à réagir, une association ne prend que quinze jours ».

Or, toute institution, en Seine-Saint-Denis ou ailleurs, avec des missions de service public et des guichetiers en contact avec les publics, doit être mieux préparée à répondre aux situations d’urgence. Car il faut que chacun soit en mesure de continuer d’exercer son métier pour garder le contact avec les publics. Il convient en effet d’assurer la continuité du service public vis-à-vis de personnes complètement isolées et perdues.

Paris 8, une université doublée d’une institution sociale

Selon Jean-François, « une réflexion doit être menée sur les protocoles à appliquer en situation d’urgence. Cela vaut pour tous les métiers, particulièrement ceux de service public, enseignement supérieur compris ! » On pourrait ainsi imaginer que chaque enseignant ait une liste de quarante étudiants à suivre. Il pourrait les appeler trois fois par semaine pour voir s’ils parviennent à se nourrir, à joindre leur famille, etc. « Ce n’est pas absurde », tempête Jean-François !

Avant de nous quitter, Jean-François a tenu à souligner le rôle essentiel joué par Paris 8 dans la socialisation des jeunes de Seine-Saint-Denis. « Elle permet à des jeunes qui se préparent à quitter leur famille de prendre leur envol. Grâce à Paris 8, ils entrevoient la possibilité de faire autre chose que leurs parents ». Au-delà d’un outil de formation supérieure, Paris 8 est aux yeux de Jean-François une institution sociale. « À ce titre, elle mériterait d’être particulièrement soutenue par les pouvoirs publics ! »

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